Je connaissais Naomi Novik par Téméraire, une série de fantasy qui réinvente les guerres Napoléoniennes avec des dragons. L’univers était vraiment bien créé, et c’est pour ça que quand on m’a conseillé La Fileuse d’Argent, une réécriture de Nain Tracassin / Rumpelstilzchen, j’ai été très intéressée. C’est un conte dont je n’ai jamais lu de réécriture !
Le résumé officiel essaie de rester proche du conte, nous parlant de Maryem, la fille d’un prêteur incompétent et ruiné qui reprend son affaire. Son talent à métaphoriquement « changer l’argent en or » attire l’attention du roi des fae, qui lui fait passer des épreuves pour qu’elle transforme effectivement de l’argent en or. Elle mourra si elle échoue, il l’épousera si elle réussit, et aucun de ces résultats n’enchante particulièrement Maryem.
En réalité, Maryem n’occupe qu’un tiers de l’histoire, et on suit également les aventures de Wanda, une jeune paysanne qui travaille pour Maryem, et d’Irina, fille d’un duc qui veut la marier au cruel Tsar. Le point de vue change au fil du récit par des simples séparations de paragraphe, et comme c’est à la première personne, on n’a pas le nom de la narratrice : c’est juste si bien écrit qu’on identifie immédiatement qui raconte l’histoire. Même quand il a eu inopinément un passage raconté par le tsar ou par le petit frère de Wanda, j’ai immédiatement su qui était le « je », sans jamais avoir eu ce point de vue avant.
La judaïté de Maryem est une part de son personnage et de sa famille, sans que ce soit jamais « présenté » comme une différence de Maryem. Pourquoi expliquer ce qui est une évidence pour elle ? La Fileuse d’Argent est écrit comme s’il s’adressait à des lecteurices juif·ves, et pour ma part, j’ai compris au fur et à mesure sans que ça ne soit jamais un plot twist. Beaucoup de métiers lui sont interdits, mais les catholiques n’ont pas le droit d’être banquiers : ce sont donc les Juifs qui le sont, et qui sont honnis pour leur soi-disant cupidité.
L’histoire se penche sur la question des dettes, des échanges et des services rendus. C’est là que les fae entrent en jeu, et j’ai vraiment adoré comment les différents personnages s’entremêlaient pour aborder le thème selon des angles différents.
On a d’abord la comparaison entre le père de Maryem, qui culpabilise de réclamer l’argent qui lui est dû ; et Maryem qui, pour sauver sa mère, refroidit son cœur et réclame ses sommes même à des familles très pauvres. Les villageois·es méprisent le père et laissent sa famille mourir de faim, iels détestent Maryem, et même lorsqu’iels ont les moyens, mentent et trichent pour ne pas rembourser.
Wanda a un père abusif et considère qu’elle n’a de valeur que si elle est utile, sa vie est une suite de transaction implicites et explicites. Lorsqu’elle est accueillie par les parents de Maryem – et j’ai adoré la famille choisie qui se forme – elle n’arrive pas à comprendre que leur affection n’est pas basée sur des échanges.
Irina, elle, a une solide formation politique, et voit tous les pactes implicites qui se déroulent entre les nobles. Ils ne peuvent pas dire « nous allons nous rebeller contre le Tsar », alors ils disent « un mariage entre ces deux familles nous arrangerait », et il faut comprendre que ça leur permettrait de monter une armée. J’ai beaucoup apprécié sa manière de tout décortiquer et de négocier, si bien que je n’ai pas remarqué que son entourage considérait qu’elle n’avait pas d’émotions. Elle a une ascendance fae, et je me réjouis de voir une fois encore ces êtres utilisés pour explorer la neurodivergence. Elle n’exprime pas son affection par des sourires ou des mots, mais par ses marchés pour protéger ses êtres chers, alors les humain·es ne comprennent pas ce qu’elle ressent.
Par son point de vue, on voit les mensonges et l’hypocrisie de la noblesse, leur haine envers leurs rival·aux. Comme dans Ames Miroirs, on commence à se poser la question : les fae sont décrites comme cruelles, trompeuses et sans cœur, mais sont-elles vraiment pires que les humain·es ? Iels pillent, tuent et agressent les humain·es, on en a donc une vision initiale assez négative, mais j’ai adoré découvrir leur société.
J’ai ressenti la même appartenance étrange que dans In an Absent Dream : j’avais conscience que la plupart des lecteurices trouveraient cette société sinistre, mais moi, je m’y sentais à la maison. Non seulement les fae ne peuvent pas mentir – ce qui pour moi, incapable de détecter le mensonge chez les gens, est très rassurant – mais leurs pactes ne sont pas forcément trompeurs. Iels essaient : le roi n’a pas proposé de payer Maryem pour ses services avant qu’elle ne le réclame, et il joue sur les mots pour éviter ses questions. Mais si on les confronte, leur honneur demande qu’iels honorent leurs dettes à leur juste valeur.
Alors que les fae méprisent initialement les humain·es, on voit qu’on peut acquérir leur respect – soit en suivant leurs règles, soient en prouvant qu’iels se trompent. Iels n’ont pas de mal à reconnaitre leurs torts, et à proposer réparation.
Certes, on pourrait dire qu’une relation est malsaine si l’une des deux doit prouver sa valeur à quelqu’un qui la maltraite – je parle d’ailleurs de relation plutôt que de romance, parce que c’est davantage basé sur le respect que sur un sentiment amoureux. Mais d’un autre côté, on voit que les humain·es, elleux, restent antisémites quoi que la famille de Maryem fasse, tandis que les fae peuvent changer. N’est-ce pas finalement le plus important et réconfortant ? Que quelqu’un fasse des erreurs − parce que tout le monde en fait − mais reconnaisse ses torts et change d’attitude ?
La Fileuse d’Argent aurait pu être stressant, puisque les trois héroïnes sont constamment en danger de mort, mais je me sentais bien dans la société des fae. Et puis, le ton du récit est celui d’un conte : les évènements sont cruels sans être graves. Saviez-vous que Blanche-Neige avait torturé sa belle-mère ? Le conte de Grimm ne décrit pas ça comme horrible, c’est juste dans l’ordre des choses, et c’est pareil dans La Fileuse d’Argent. De plus, les descriptions nous emportent dans un univers enchanté qui met des étoiles dans les yeux. On a l’impression de partir en voyage, découvrant les éléments avec admiration, plutôt que dans une aventure stressante. Il y a des moments si doux entre les personnages !
J’ai l’impression que je n’en ai pas dit assez… J’aimerais parler de la relation d’Irina à la culpabilité et à l’injustice, car sa position est très différente de celle de la plupart des personnages que je lis. Du fait que le village voit Maryem comme cupide alors que son nouveau nom chez les fae est Généreuse. Ou que j’ai lu des analyses de Rumpelstiltzchen qui expliquent que le conte dénonce sa cupidité, alors que j’avais toujours considéré que le roi était horrible et la reine une menteuse. J’aimerais analyser les différentes familles choisies de l’histoire, ce que ça dit sur la filiation et sur la solidarité féminine. La Fileuse d’Argent se lit facilement, mais on peut creuser, creuser, creuser encore, et toujours trouver de la substance. J’ai hâte de le faire lire à mon entourage, car je veux absolument en discuter sans crainte de spoil.
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