Je continue ma lecture de tous les romans de Jo Walton, avec, cette fois-ci, une trilogie publiée en 2006 : Subtil Changement – Le Cercle de Farthing, Hamlet au Paradis et Une Demi-Couronne.
Le concept m’a plu d’office : l’histoire se déroule dans une Angleterre alternative en 1949, huit ans après que la « paix dans l’honneur » ait été signée entre Hitler et le gouvernement britannique, grâce au travail diplomatique de James Thirkie, membre du Cercle de Farthing.
Le point de vue alterne entre deux personnages : l’inspecteur Carmichael, dépêché par Scotland Yard au manoir de Farthing pour enquêter sur le meurtre de James Thirkie, et le journal intime de la fille d’un Lord du Cercle de Farthing, Lucy. Mariée à un banquier juif, elle est en porte-à-faux avec sa famille antisémite, et cherche à protéger son mari, soupçonné du meurtre.
Le Cercle de Farthing est tout simplement génial. Carmichael comme Lucy sont des personnages aux narrations prenantes, avec un ton rempli d’humour noir, et de petites réflexions très pertinentes.
« – A moins que ça ne soit [ta mère] qui l’ait tué… et j’ai du mal à l’imaginer en train de poignarder l’un de ses amis.
– C’est parce que tu ne la connais pas depuis assez longtemps. Mais tu as raison… elle est plutôt du genre à poignarder les gens dans le dos. »
« [En se défendant, lord Eversley a abattu quelqu’un]
– Un bolchevik, grands dieux, dit lord Eversley. […] Je n’en avais encore jamais accroché à mon tableau.
Cette expression agaça Carmichael. Elle mettait le mort dans la catégorie d’un gibier qu’on tue en guise de distraction.
[chapitre suivant, du point de vue de Lucy]
– Il est vraiment incroyable que Père ait réussi à le mettre à son tableau de chasse.
L’inspecteur Carmichael se contenta de me regarder pendant un moment. Peut-être était-il en train de procéder à des recoupements dans sa tête. »
Ce que j’ai adoré, c’est que les deux personnages sont réalistes, et qu’ils ont des défauts, sans qu’on ait l’impression que leurs défauts soient soutenus par le roman. Lucy affirme dans un long paragraphe qu’elle considère les personnes du peuple comme ses égales… on peut déjà se dire que si c’était si évident pour elle que chaque humain·e mérite le respect, elle n’en parlerait même pas. Mais on constate aussi, en confrontant son point de vue à celui de Carmichael, qu’iels n’ont pas du tout la même considération pour les gens.
Mais parfois, les personnages ont les mêmes défauts. Lucy considère qu’une des femmes est « trop féminine et écervelée » pour être responsable du meurtre – comme si la féminité était une tare. Le point de vue de Carmichael ne contredit pas ces pensées-là, car il méprise les conversations féminines, mais l’histoire en elle-même ne montre pas la féminité comme un défaut, et il est évident que Le Cercle de Farthing ne défend pas ces propos-là… c’est juste réaliste que les personnages aient ce biais.
La montée du fascisme est également présentée de manière subtile et convaincante. Hitler n’est pas le seul responsable de l’antisémitisme, tous les pays occidentaux l’étaient. Comme quand on est en guerre, on adopte généralement une propagande opposée à celle de son ennemi, être en guerre contre Hitler signifiait que l’Angleterre ne pouvait pas défendre une idéologie antisémite. Mais avec la paix établie, rien n’empêche de se servir des Juifs comme boucs émissaires. Personne ne défend les camps de concentration, pour autant, les propos antisémites sont légion, et il est normal de ne pas vouloir travailler avec une personne juive.
Ce qui était glaçant, c’est que je pouvais reconnaitre dans Le Cercle de Farthing des mouvements en œuvre à l’heure actuelle. L’impunité des dirigeants, le discours dépeignant l’opposition comme des terroristes afin de justifier une escalade de la violence – figurez-vous que quand on veut sauver l’environnement et qu’on se fait gazer par les CRS, maintenant, on est des écoterroristes. J’étais déjà très angoissée par la montée des violences policières en France, et leurs pratiques condamnées par l’organisation internationale des droits de l’homme, et voir ces parallèles dans un roman sur la montée du fascisme… horrifiant.
J’ai aussi beaucoup aimé le traitement de l’homosexualité dans Le Cercle de Farthing. Avec son frère bi, Lucy a inventé un vocabulaire qui leur est propre pour parler de sujets tabous : les gays sont des athéniens, les bi des macédoniens. Elle a grandi dans un environnement où les relations homosexuelles existent sans problème tant qu’elles sont discrètes : sa mère a une amante officielle – c’était, semble-t-il, une condition à son mariage – un de ses cousins est gay, tout comme Normanby, ami de la famille qui deviendra premier ministre. La bisexualité de son mari ne lui pose aucun souci, mais lui sait que ça pourrait être utilisé contre lui. Carmichael, qui est gay, veille à le cacher, car ceux qui savent le font chanter.
On voit aussi le danger des amalgames : Carmichael est dégoûté par Normanby, qui a usé de ses relations pour ne pas être condamné après avoir couché avec un prostitué de quinze ans – le prostitué, lui, a été emprisonné. Ses collègues le sont aussi, mais pour eux, la pédophilie et l’homosexualité sont la même chose, et ils seraient tout aussi horrifiés d’apprendre l’homosexualité de Carmichael.
Dans Hamlet au Paradis, on lit la confession de Viola Lark, une noble qui a rejeté sa famille pour devenir actrice. Elle se retrouve embarquée de force dans un complot pour assassiner Hitler et Normanby, tandis que Carmichael enquête sur l’explosion d’une bombe en lien avec ce complot.
Parfois, le fait de savoir qui sont les coupables augmente la tension, parce qu’on voit les indices qui approchent ou éloignent l’enquêteur de la bonne piste. J’avais adoré Le Crime était presque Parfait pour ça ! Mais dans Hamlet au Paradis, ça n’a pas tout à fait fonctionné pour moi. Ça reste une histoire très tendue et prenante, et bien moins glaçante que le tome 1 ! Et puis, c’est vraiment agréable de voir des gens, qui s’opposent à la montée du fascisme : ça donne de l’espoir et c’est galvanisant.
J’avais aussi du mal à comprendre les personnages. Comment Viola peut-elle être attirée sexuellement par un homme qui a menacé de la tuer ? Et Carmichael ! Il réprouve la dictature qui se met en place mais continue son travail comme si de rien n’était, allant jusqu’à arrêter des gens opposés au gouvernement. Je suis d’accord que le meurtre ce n’est pas extraordinaire, mais comme le gouvernement commet des meurtres en toute impunité, peut-être qu’au lieu de juste couvrir le gouvernement, Carmichael pourrait aussi couvrir l’opposition.
L’argumentaire de ce tome est dans la prolongation de celui de Le Cercle de Farthing : un dirigeant n’est pas seul responsable des atrocités commises sous son gouvernement. Et je suis d’accord, mais la conclusion comme quoi l’assassiner ne résout rien, que ce qu’il faut, c’est changer les mentalités… ça, ça me parait extrêmement naïf. Comment changer les mentalités quand il n’y a pas de liberté de presse ? Quand il y a de la propagande dans tous les médias, dans les écoles ? Et à quoi ça sert de changer les mentalités s’il n’y a plus d’élections ? Il faut bien, à un moment où un autre, renverser le gouvernement…
Je ne devrais pas prôner l’assassinat sur mon blog, mais on parle d’Hitler, là. Et plein de gens sont tués dans cette histoire… des gens avec peu de pouvoir. Mais tuer un dirigeant, c’est amoral et inutile ?
Les divergences d’opinions ne sont cependant pas toujours un mal, et, dans le cas de Viola et de ses allié·es, j’ai trouvé intéressant de découvrir leur position. Et la plume est toujours aussi bonne !
J’ai eu du mal avec le tome 3. On est en 1960, et l’autre narratrice est Elvira, une jeune fille qui a grandi dans l’Angleterre fasciste. Elle n’était pas très intéressante… Ses épiphanies sont du style « mais en fait, les Juifs ne sont pas des démons maléfiques ! ». Surtout qu’elle a été élevée par quelqu’un qui n’est pas antisémite – à un moment, il a clairement raté son éducation sur l’empathie. Et puis j’en avais un peu assez de suivre uniquement des membres de la haute société : pourquoi on ne s’intéresse pas à la quaker qui fait s’évader des Juifs, plutôt ?
Une Demi-Couronne essaie d’aller jusqu’au bout de son propos sur l’importance de changer les mentalités, que c’est une action du peuple plutôt que celle d’un unique sauveur arrivant au gouvernement qui peut changer un pays. Et c’est une idée que je soutiens totalement : j’en ai assez des romans qui se concluent par la Princesse légitime récupérant son trône à la place du tyran, et soudain, tout va bien. J’aime quand c’est une action commune qui apporte la solution ! Mais ici, je n’ai pas trouvé ça crédible du tout – et puis, les personnages qui guident les changements restent très puissants.
Le Subtil Changement est une trilogie prenante et vraiment intéressante, en particulier les deux premiers tomes qui sont très nuancés. J’apprécie que ça se termine sur une note optimiste et heureuse, mais le dernier tome tombe à plat. Je ne peux pas croire en cette fin heureuse… dommage ! N’empêche, cette série m’a agrippée aux tripes tellement c’était crédible et inquiétant. A lire quand la France ressemblera moins à cette Angleterre alternative ?
Radar à diversité : pp gay, psi juif et bi
Avertissements : fascisme, anti-sémitisme, sexisme, homophobie, grossophobie, relations familiales toxiques, morts
Bonjour, je viens de terminer la lecture de cette très bonne série avec laquelle je découvre Jo Walton. Je crois bien que c’est une autrice que je relirai. Cette lecture est aussi l’occasion pour moi de découvrir ton blog dont les thèmes m’intéressent.
C’est super, ça me fait très plaisir ! J’ai adoré tous les livres que j’ai lus de Jo Walton, sauf Les Griffes et les Crocs auquel je n’ai pas accroché… je te recommande vivement Mes Vrais Enfants !