Après avoir adoré L’Encyclopédie Féérique d’Emily Wilde, j’ai cherché à lire des œuvres similaires, et je suis tombée sur Âmes Miroirs d’Olivia Atwater – Half a Soul en anglais. Par un hasard total, celui-ci aussi suit une héroïne neurodivergente : alors qu’elle est enfant, Dora est attaquée par un faë qui lui dérobe la moitié son âme, et elle devient incapable de ressentir des émotions.
Je ne sais pas si je vais réussir à trouver les mots pour parler de ce livre. En un mois, je l’ai lu trois fois. Je l’ai lu la première fois, je me suis couchée, et le lendemain, je l’ai relu d’une traite. Deux semaines plus tard, j’en ai parlé à mes chéri·e·s platoniques, et ça m’a donné une envie brûlante de le relire, ce que j’ai fait dans mon trajet de train. En rédigeant ces lignes, en repensant à Âmes Miroirs, je sens que ça vient de nouveau : d’ici la publication de l’article, je l’aurai lu une quatrième fois. Peut-être même une cinquième, si j’en parle à d’autres ami·es.
Ça fait plus de dix ans que ça ne m’est pas arrivé. Avant, je relisais frénétiquement, mais maintenant, j’ai du mal à m’y mettre. Il y a tant de nouveaux livres à lire ! C’est dur de se poser pour s’octroyer le réconfort d’une histoire qu’on connait déjà. Certes, j’ai relu quelques romans au cours des dernières années, mais il s’agissait de livres que je n’avais pas lus depuis longtemps.
Qu’est-ce qui a fait d’Âmes Miroirs une œuvre si spéciale ? L’écriture est bonne mais ne m’a pas éblouie non plus. L’univers est assez banal – des faë et des sorciers dans une Angleterre sous la Régence. Le scénario est bon sans être extraordinaire.
Mais ce que j’ai ressenti pour Dora est au-delà des explications. Elle n’a pas d’émotions fortes et instantanées : pas de peur, de joie, de tristesse… ni d’embarras, ce qui fait qu’elle se comporte souvent de manière inappropriée. Lorsqu’elle y réfléchit, elle arrive souvent à trouver quel impair social elle a commis, mais ses actions spontanées sont très inappropriées – notamment, une fois, elle tache sa robe et se déshabille dans le jardin de son hôtesse pour la laver dans la fontaine.
Peu à peu, on remarque qu’il lui arrive de ressentir des émotions sourdes, en décalé.
« Dora continua de siroter son thé. Peut-être aurait-elle dû se sentir piquée au vif, mais les paroles de sa tante ne l’atteignaient pas. Elle n’en était ni offensée ni troublée. Cela ne lui donnait même pas envie de pleurer. Mais très loin dans les tréfonds de son être, une petite part d’elle-même profondément enfouie prit note de ce commentaire et alla l’ajouter au très ancien empilement de remarques semblables collectées au fil du temps. Cette pesante accumulation exsudait un vague sentiment de tristesse dont elle ne parvenait jamais réellement à se départir. Parfois, au milieu de la nuit, elle plongeait en elle-même pour le ramener à la surface et l’examiner, sans raison particulière, et sans vraiment savoir pourquoi. »
Au lieu du cliché de l’orpheline maltraitée par tout son entourage, avec une peste pour cousine, il n’y a que la tante de Dora qui la maltraite, et sa cousine Vanessa est géniale. L’amitié et la loyauté indéfectible qui unit les deux femmes fait chaud au cœur. Bien que celui-ci ait très mauvaise réputation, Vanessa contacte le sorcier Elias pour qu’il trouve l’autre moitié d’âme de Dora. Ses interactions initiales avec Dora se passent très mal, et elle se lie davantage avec son ami médecin, dans lequel elle se reconnaît car il est dénigré pour avoir un bras en moins.
On comprend cependant vite que l’attitude d’Elias vient de son indignation contre l’injustice sociale. La population meurt de faim, mais les aristocrates s’enrichissent. La guerre fait des ravages, mais on n’en parle pas, parce que c’est « impoli ». Il est constamment en colère, et s’en prend à toustes les nobles de son entourage, Dora et son ami docteur y compris.
« Les gens donnent ce qu’ils veulent bien donner ! Sans oublier de se féliciter abondamment de leurs petits gestes dérisoires. D’une main, l’on augmente les taxes sur le grain, on mobilise les armées et l’on fait construire des hospices. De l’autre, on daigne sauver une poignée de pauvres hères de l’enfer que l’on vient de créer. »
A son contact, Dora comprend que son éducation lui a menti, que la guerre n’est pas glorieuse, que les hospices sont des prisons plus que de la charité. Elle ressent la même colère que lui, et est perplexe face à l’indifférence des autres. Quant à Elias, il découvre aux côtés de Dora que ça a son intérêt de prendre du recul. Jusque-là incapable de prendre des pauses car il culpabilise, il comprend qu’il en a besoin pour ne pas être au bout du rouleau. Une réalité cruciale du militantisme !
Le message d’Âmes Miroirs est très bien, et très important : les allié·es doivent se mobiliser, et le fait de ne pas pouvoir tout changer ne signifie pas qu’il ne faut rien faire. Oui, révolutionner la société ou sauver l’environnement semble hors de portée d’une personne unique. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras. Aider une seule personne, c’est mieux que d’en aider zéro. Etant moi-même assez frustrée par les non-concerné·es qui ne font rien car ce n’est « pas leur problème », je trouve nécessaire d’avoir des romans qui suivent une perspective d’alliée. Cependant, je n’ai pas forcément l’impression que ce message m’est destiné.
Mais cette histoire me parle parce que même si Dora et moi ne sommes pas identiques, je pouvais me reconnaitre dans son ressenti. Mes collègues discutent tranquillement de l’actualité, indifférents à la souffrance du monde, tandis que j’ai l’impression de sombrer. Regarder les informations m’est insoutenable, et je tremblais pendant ma dernière formation sur l’environnement.
D’un autre côté, je suis si rarement en colère par rapport à mon entourage. Mes ami·es me confient leurs peines, et je ne ressens rien. Quand il m’arrive des choses graves, je ne panique pas – la seule chose qui m’angoisse, c’est la possibilité qu’elles arrivent, mais le moment même ? Ni peur, ni tristesse, rien. Je me voyais dans plein de détails « anodin » du quotidien de Dora – par exemple, ce livre contient la description la plus proche de ce que je ressens en me faisant gifler par un parent.
Me voir en Dora était une douleur apaisante. Ma peine était reconnue, consolée. Dora s’oppose à ce qu’on la « guérisse », et si la fin ne la montre pas joyeuse, elle ressent un profond et durable contentement. Ça fait longtemps que je me résigne à ne plus ressentir d’émotions vives, à continuer dans une espèce de brume constante… alors voir quelqu’un s’épanouir sans changer, ça donne tellement d’espoir et de réconfort !
Lire Âmes Miroirs plusieurs fois fait que j’ai du mal à terminer cet article : à chaque lecture, je remarque de nouvelles choses, et mon opinion évolue. Certes, je pleure toujours sur le même passage d’apparence anodine :
« – Vous m’avez réellement impressionnée, Miss Ettings.
Dora la regarda avec étonnement. Quelque part, au fond d’elle-même, ces bonnes paroles vinrent bousculer l’amoncellement de misères, délogeant quelques-unes des méchancetés qui s’y étaient enracinées.
– C’est vraiment très aimable à vous, répondit-elle. Cependant, je crains bien qu’il ne s’agisse pas vraiment de grâce, mais plutôt d’un défaut de ma personnalité. On me reproche souvent de ne pas éprouver assez d’émotions, my Lady.
– Vous avez pourtant su calmer un magicien furieux et le toucher aux larmes, répliqua Lady Carroway avec une pointe d’ironie. […] Ah, Miss Ettings, je sais que vous n’épouserez pas mon fils et vous m’en voyez fort navrée, soupira-t-elle. J’aurais adoré vous avoir pour fille.
Dora se figea. Une chaude et confuse palpitation se répandit dans sa poitrine. »
Lors de ma troisième lecture, j’ai cependant constaté qu’initialement, Elias n’est pas seulement impoli envers Dora, mais également psychophobe – il a une attitude comparée à celle de la tante, et même en apprenant que Dora n’y peut rien, il la considère comme une curiosité exotique. Ça changera au fil de leur relation, mais je ne peux m’empêcher de me demander s’il a changé d’avis au sujet de Dora seulement, ou au sujet de toutes les personnes neurodivergentes.
Et je m’interroge également encore et encore au sujet de l’épilogue. Il est fidèle au message politique du livre : ce n’est pas parce qu’on ne change pas le monde que nos actions ne sont pas nécessaires. Et la fin s’écarte de certains idéaux romantiques au sujet des mariages arrangés. Mais la toute dernière ligne, censée évoquer un conte de fées… non. Ça n’a aucun sens vu la personnalité d’Elias et Dora.
Malgré mon envie d’en rajouter encore et encore, je vais m’efforcer de mettre un point final à cet article. Je ne sais pas si Âmes Miroirs vous fera le même effet qu’à moi, mais je ne peux que vous le conseiller, en espérant qu’il dénouera aussi votre cœur d’inquiétudes si profondes que vous ne les remarquiez même pas.
Radar à diversité : pp avec métaphore neuroA/dépression, li avec un PTSD, ps avec prothèse
Avertissements : validisme et psychophobie (contestés), maltraitance d’une tante sur sa nièce (verbale et physique), mention de mariage arrangé, description détaillée d’une opération chirurgicale, épidémie, trafic d’enfant, description d’abus dans des hospices, sang, emprisonnement, mort (d’un méchant), scène de guerre
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