J’avais envie d’une lecture facile : scénario prévisible, style et vocabulaire simple – pas de fantasy pour adulte, par exemple – et qui me parle. Je suis tombée sur Eight Kinky Nights de Xan West, une romance hivernale : pour chaque nuit de Chanukah, Leah, une éducatrice sexuelle, donnera à sa meilleure amie Jordan une leçon de BDSM.
Malgré sa simplicité apparente, c’était loin d’être une lecture tranquille : je me suis tellement identifiée aux personnages, leurs réflexions avaient tant d’applications dans ma vie, que chaque chapitre était un moment intense. Je vous préviens : mes pensées vont dans tous les sens, sautant d’un point enthousiasmant dont j’ai envie de parler à un autre. J’ai passé ma semaine à en parler à tous les gens de mon entourage ! J’ai peur de me disperser, mais j’ai envie de m’enthousiasmer de tant de détails… de l’incorporation de l’autisme dans la narration, qui connecte sensations et émotions – mais d’une manière différente pour Jordan et Leah. De l’enthousiasme de Leah pour les tableurs, et sa décision de créer une grille de consentement : je fais la même chose ! Des discussions qui paraissent si réelles : on dirait celles que j’ai avec mes ami·es… J’avais l’impression d’être chez moi, parfaitement à ma place dans un cocon doux et compréhensif.
Eight Kinky Nights est écrit pour moi, pour nous, en tant que personnes marginalisées. Il n’y a aucune pédagogie, même pas d’explications subtilement intégrées au récit. Si les lecteurices ne savent pas ce que c’est de masquer, ou une cuillère, un dreidel, un mouchoir pour flaguer, eh bien, tant pis. Ce n’est pas primordial pour comprendre le scénario ou les émotions, et on peut se renseigner par soi-même. Le fait d’être autistes et juives est très ancré dans le quotidien de Leah et Jordan, chanter des classiques juifs fait d’ailleurs partie de leurs stims, mais à aucun moment elles ne s’arrêtent pour nous expliquer en quoi leur vie est différente de la norme. C’est tellement reposant ! Pour une fois, un livre ne me considère pas comme un mec cis valide qui découvre un « sujet intéressant » et à qui on doit tout prémâcher car il est incapable de faire l’effort de comprendre sinon. Pour une fois, on prend une tranche de ma réalité, et on la met dans un livre sans l’entourer d’un exposé car « personne ne te comprendrait, sinon ». Ça fait du bien !
Les marginalisations des personnages n’étaient pas présentes par des explications, mais de manière organique. Elles sont autistes, juives, grosses, polyA, handi, ace dans chacune de leurs actions. Je ne cesse pas d’être asexuelle quand je prends mon train, ou quand j’arrête d’expliquer ce que c’est à quelqu’un, et de la même manière, le regard de Leah et Jordan sur le monde, leurs réactions à des évènements, leur manière d’envisager l’avenir, tout est informé par les diverses facettes qui les composent.
« Jordan had made her favorite ice cream sandwiches, and had even put a bit of lemon curd in them for extra zing. The candles had been so pretty, her mouth was extremely happy, her belly was full of comfort food, and she was going to teach her best friend how to beat her with a quirt. Life was immensely good. »
Tout au long de l’intrigue, il y avait néanmoins une certaine déconnexion du réel, et j’ai fini par mettre le doigt dessus : l’histoire est douce, et par conséquent, il n’y a pas de « cumul des problèmes » comme c’est souvent le cas dans la vraie vie. Leah a un meltdown ? Pas grave, elle peut se reposer pendant deux jours. Les douleurs chroniques de Jordan se réveillent ? Elle reste chez elle. Les situations réelles dont j’ai des exemples ressemblent plutôt à : la personne a un meltdown et des douleurs aux genoux ? Eh bien, il faut aller travailler.
Ce n’est pas réaliste – ou alors, c’est le reflet d’un privilège de classe qui ne m’a pas semblé particulièrement présent – mais c’est quand même agréable que la vie des personnages ne soit pas une suite de compromis impossibles. La société est validiste, mais l’histoire leur donne l’espace de respirer.
Un autre aspect qui m’a déroutée était qu’alors que je ressentais l’amitié de Leah et Jordan comme ancienne, j’avais beaucoup de mal à me rappeler que les personnages avaient la cinquantaine : leurs pensées ne ressemblent pas du tout à celles des personnages de 50 ans dans mes autres lectures. Mais Xan West avait cet âge aussi, alors j’imagine que pour le coup, c’est réaliste !
Quoi qu’il en soit, Leah et Jordan sont amies depuis trente ans et c’était agréable de voir une relation aussi confortable, pleine de compréhension et de souvenirs partagés. La romance ne bouleverse pas tant l’immense affection qu’elles ont déjà l’une pour l’autre !
J’ai redouté le cliché romantique d’une dominante qui, alors qu’elle n’est pas expérimentée, est exceptionnellement plus respectueuse que les autres, mais non : en fait, c’est Leah qui a une vision biaisée de ses dom. Après, comme Jordan et Leah se connaissent très bien, il est normal qu’elles se comprennent facilement. Et puis, elles ont beaucoup en commun ! Leah évoque une ancienne dom qui voulait qu’elle masque, ou des dom allistes qui ne comprenaient pas ses réactions et n’arrivaient alors pas à les apprécier. Autiste elle aussi, Jordan est forcément mieux placée…
J’avais lu le début d’une traite dans le train, mais ensuite, je suis arrivée chez mes ami·es et je n’ai plus pu lire que de manière morcelée, un chapitre par-ci par-là entre nos repas et nos balades. Et je me suis rendu compte que c’était bien mieux comme ça ! En effet, il y avait des scènes qui me touchaient dans à peu près chaque chapitre, mais comme je les enchainais, durant mes pauses, je ne réfléchissais qu’à la scène marquante la plus récente. En m’arrêtant plus souvent, je m’attardais sur davantage d’aspects et n’en appréciais que plus Eight Kinky Nights. En plus, j’avais mes ami·es près de moi, et je pouvais m’enthousiasmer à voix haute quand un passage me faisait fondre. « Oh, elle demande le consentement de son amie pour la regarder dans les yeux ! »
Alors en vrac, quelques moments qui m’ont émue :
– quand, alors qu’elles sont dans le même appart, elles décident de discuter par messages plutôt que de vive voix, car c’est moins fatigant émotionnellement. C’est quelque chose que j’aimerais bien essayer…
– Durant une conversation par message, l’une écrit « Ok, I’m going to lay it all out in a longish thing. It may take me a few minutes to type, so don’t worry, I’m still here. » C’est tellement attentionné…
– Leah est gray-ace, et constate que lorsqu’elle a la possibilité de dire non à une interaction sexuelle, elle a davantage envie de sexe, ce qui est quelque chose que je peux aussi constater chez moi dans une moindre mesure !
Eight Kinky Nights ressemble presque à un journal intime, même si c’est écrit à la troisième personne, et il y a une multitude de thèmes abordés au cours de l’intrigue. Comme dans la vie ! J’apprécie toujours les livres qui mettent en valeur la différence entre comprendre quelque chose intellectuellement et émotionnellement, et c’est le cas ici : lorsque son psy lui explique que sa relation toxique n’était pas de sa faute, Leah se rend compte que c’est quelque chose qu’elle dirait en effet à quelqu’un d’autre, mais qu’elle n’arrive pas à considérer pour elle.
Un bref passage m’a fortement marquée, au sujet du traitement des personnes abusives. Les allié·es de Leah interdisent à son ex-dom l’accès aux espaces qu’iels gèrent, ce qui est l’attitude la plus populaire dans les milieux militants – on ne va pas faire comme les politiciens qui gardent de multiples criminels parmi eux. L’opinion de Leah : « our community deserved better than for you to push the problem out of your own personal circle and to do nothing to address it otherwise. »
Virer quelqu’un ne va pas aider cette personne à changer, et ici, n’aide même pas la victime, Leah, à aller mieux. Ça veut dire que la domme ne pourra faire de mal à personne dans cet espace-là, mais à l’extérieur, rien ne change. La solution de l’exclusion est montrée comme égoïste, comme une manière de se débarrasser du problème plutôt que d’aider. Je n’ai pas de méthode « comment bien faire dans ces situations-là » : c’est compliqué, et c’était bien de lire un propos nuancé.
Un autre moment qui m’a touchée et m’a fait réfléchir a été lorsque Jordan et Leah sont rejointes aux restaurant par une personne autiste et saon partenaire Zak. Lorsque les trois personnages autistes se réjouissent d’être ensemble, Zak précise être alliste, mais avoir d’autres neurodivergences, et les autres personnages l’accueillent chaleureusement.
Je passe beaucoup de temps avec des personnes autistes qui me renvoient que je suis comme elles. Et c’est vrai que je me reconnais dans beaucoup de leurs différences à la norme ! Cependant, si nier me parait faux, car je ne me sens pas très intégrée auprès des neurotypiques, approuver me parait faux aussi. J’ai trouvé très reposant d’avoir la précision que oui, en tant que personnes neuroatypiques, on se reconnait les un·es les autres, mais qu’il y ait quand même une distinction autistes/allistes.
Comme pour beaucoup d’autres aspects, le fait que Jordan soit une stone butch est intégré au récit comme une évidence, et je n’ai rien appris de plus que je savais déjà. C’était cependant différent d’avoir une connexion émotionnelle plutôt qu’un article Wikipedia ! Pour des raisons évidentes – et que l’auteurice, à la fin, identifie dans sa propre expérience, je reconnais partiellement mon vécu ace dans la stonitude de Jordan. Et sa manière d’être butch m’a fait réfléchir…
J’ai adoré ce roman au point que j’ai enchainé sur la lecture de deux autres œuvres de Xan West. J’aurais donc pu faire un article à thème sur cet·te auteurice, mais je voulais avoir l’espace de parler en long et en large de tout ce qui m’a plu dans Eight Kinky Nights. Enfin un roman avec assez de représentation pour qu’on aie l’impression que c’est réel ! Ce livre est si cher à mon cœur…
Avertissements : ils sont indiqués de manière très détaillée au début, avec les chapitres concernés. Comme ça, c’est facile de sauter !
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