J’aime beaucoup les réécritures, et j’admets que je me laisse souvent séduire par les accroches telles que ‘le point de vue des sœurs de Cendrillon enfin révélé’ ou ‘une perspective innovante sur Barbe-Bleue’. La vérité, c’est que j’en ai lu tellement que je suis souvent déçue… c’est donc avec plaisir que je présente ces deux bandes-dessinées, The Magic Fish de Trung Le Nguyen et Le Puits de Jake Wyatt & Felicia Choo.

La première fois que j’ai lu The Magic Fish de Trung Le Nguyen, j’ai été déçue de moins l’aimer que je ne le souhaitais. C’était un coup de cœur absolu de mes chéri·es platoniques ! Même si j’ai passé un bon moment de lecture, je n’étais pas non plus remplie d’enthousiasme.
J’ai fini par relire The Magic Fish, et en sachant à quoi m’attendre, j’ai été beaucoup plus emportée par le récit. Il s’ouvre sur une soirée entre Tiến et sa mère Hiền, tandis qu’il lui lit le conte Allerleirauh. Pour elleux, c’est une manière de communiquer : Tiến parle mieux anglais que vietnamien tandis que Hiền parle mieux vietnamien qu’anglais. Se lire des contes leur permet de pratiquer et de connecter. Tout au long de l’intrigue, ces contes seront leur langage. Par exemple, lorsque Tiến ne trouve pas les mots en Vietnamien pour à faire son coming-out, Hiền signifie son soutien et sa compréhension dans un passage très émouvant où elle réinvente la fin d’un conte… sans pour autant considérer qu’elle le change : l’histoire lui appartient, et elle en fait ce qu’elle veut.
On voit aujourd’hui beaucoup de livres se qualifier de réécritures : modernisations de Cendrillon, réécritures de La petite Sirène, transpositions dans un autre univers, nouvelle version du point de vue d’une méchante… Mais est-ce que c’est pertinent de parler de réécriture pour des histoires en constante évolution ? A l’époque où Grimm a consigné Cendrillon, il en existait plein d’autres versions ! Non seulement dans d’autres pays – le Cendrillon de Perrault est sensiblement différent, et il y a des histoires de Cendrillons à l’époque romaine, ou au Vietnam – mais Grimm lui-même, dans ses livres, en a consigné plusieurs variantes. Le principe d’un conte, quelque part, c’est qu’il évolue et se transpose, change selon les époques, les contextes ou la personne qui raconte.
The Magic Fish intègre ses contes au récit en se concentrant la manière dont ils reflètent les personnages plutôt que sur une quelconque « version officielle » : lorsqu’une héroïne doit quitter sa tante, Hiền se revoit fuir le Vietnam avec son époux, laissant sa famille derrière elle. Une héroïne va à un bal, et Tiến lui aussi se rend au bal de son collège. L’un des contes évoque le deuil d’un être cher, et Hiền vit une situation similaire…
Le dessin, très beau, souligne le côté magique des contes. Un jeu sur les couleurs permet d’alterner entre réalité et récit, et, à la fin, l’auteur explique également son choix de style. Lorsque Tiến raconte, les vêtements sont ancrés dans ce qu’il connait – la culture occidentale de son époque – tandis que les récits de sa mère ont un style inspiré du Vietnam des années 50.
Par la suite, je l’ai proposé à mon club de lecture et c’était l’occasion d’en discuter plus longuement ! Ces conversations me permettent de capter des points positifs – ou négatifs – qui m’avaient échappé, de m’attarder sur plus de détails. Par exemple, manquant de contexte, je n’avais pas compris qu’un reportage télévisé que regarde Tiến parlait d’un crime homophobe, et l’ai découvert grâce à la vidéo d’H Paradoxae conseillée au club. J’ai pu voir comment The Magic Fish aborde avec douceur des sujets difficiles – l’émigration, l’homophobie. On y trouve une forme de réalisme quotidien : le personnage voit un reportage sur les violences homophobes, et la page d’après, il retrouve ses ami·es à l’école.
Il y a des scènes dures – le deuil d’Hiền, le souvenir de sa fuite, l’homophobie violente de l’école – mais aussi beaucoup de scènes réconfortantes. Ses ami·es soutiennent Tiến, sa famille est bienveillante. L’un n’efface pas l’autre. Mais la juxtaposition des deux, et la manière dont la violence est montrée sans s’attarder dessus, permettent à cette bande-dessinée d’être douce.
The Magic Fish est une magnifique bande-dessinée remplie d’émotion et de bienveillance. Elle mêle habilement contes et quotidien, permettant aussi de voir l’importance de la fiction comme part et reflet de nos vies.

J’ai lu Le Puits de manière un peu précipitée, finissant cette BD sur les marches du club de lecture – c’était une des lectures choisies pour la séance.
Le Puits n’est pas du tout une réécriture, mais cette bande-dessinée emprunte à l’imaginaire des contes et nous donne l’impression d’entrer dans un univers plus grand. Comme je me disais précédemment que le terme de « réécriture » n’est pas très pertinent pour parler de récits en mouvement constants, je me demande aussi si on peut parler de conte pour un livre récent. En tout cas, Le Puits en a l’atmosphère ! Les ancêtres des personnages sont venu·es sur l’archipel par bateaux, mais on ignore d’où iels viennent ou ce qu’iels fuyaient. Iels découvrent un puits magique, dont le fonctionnement n’est pas précisément expliqué. Comme les puits magiques des contes !
Le prologue nous raconte que des monstres marins sont arrivés, menaçant la survie de cette communauté. Leur sorcière est partie les affronter et n’est jamais revenue, laissant derrière elle sa fille et son père.
Le Puits suit l’histoire de cette fille, Li-Zhen. Elle a grandi, et elle est enfin prête à aller au marché seule… du moins, c’est ce qu’elle pense. En effet, elle se retrouve à court d’argent pour rentrer, et décide de prendre trois pièces dans la fontaine à vœux. Sauf que derrière, le puits va demander de les lui rendre, sinon, il la noiera.
Il ne s’agit pas pour Li-Zhen de rendre la somme équivalente à ces trois pièces, mais de réaliser les vœux que les personnes ont formulés en jetant la pièce dans l’eau. En effet, comme elle les a volées, le puits ne peut plus exaucer ces vœux.
On explore alors les limites d’un souhait : la première personne a formulé son vœu des décennies auparavant et ne souhaite plus qu’il se réalise – Li-Zhen est obligée de la kidnapper. Le deuxième vœu est amoral – un homme qui veut le pouvoir, quitte à sacrifier les personnes qu’il utilise. Et le troisième semble impossible à réaliser. En effet, les souhaits des gens sont fluctuants, égoïstes, ou impossibles, mais pour le puits, tout est au même niveau.
J’ai beaucoup aimé cette logique implacable et amorale – c’est exactement comme dans les contes de fées, où on est maudit pour toujours parce qu’on n’a pas dit bonjour correctement à quelqu’un. Ça nous permet de réfléchir aux questions d’équilibre et d’équité. Je pense par exemple aux journaux qui font la promotion d’idées dangereuses sous prétexte « d’objectivité » ou de « neutralité » : on voit bien dans Le Puits qu’être impartial et mettre au même niveau tous les souhaits n’est pas éthique.
Le passage avec les gobelins nous montre que les puissants peuvent dicter les règles, tricher sur leurs règles, mais si vous osez faire la même chose… soudain, c’est mal. Je reste cependant un peu méfiante envers les créatures folkloriques au nez crochu qui trompent les humains pour voler leur or, car ce cliché a contribué à développer des idées antisémites.
Les scènes d’actions étaient malheureusement un peu confuses, j’ai rarement compris ce que les personnages faisaient exactement. Côté émotionnel, elles étaient cependant très réussies, notamment car c’est un des rares livres – avec Alana et l’Enfant Vampire – où un adulte soutient correctement un enfant dans son aventure. Souvent, les adultes ne croient pas les problèmes des enfants, les punissent pour leurs bêtises, leur interdisent de partir à l’aventure car c’est trop risqué, ou sont tous simplement absents. Ici, son grand-père croit Li-Zhen et lui assure que ce n’est pas de sa faute. Elle a volé trois pièces, certes, mais ne mérite pas la mort pour autant. Il est là pour elle, même quand ça devient dangereux, et ça change de toutes ces histoires où les enfants s’enfuient pour sauver le monde dans le dos de leurs parents.
Là où The Magic Fish soulignait l’histoire des contes et les parallèles qu’on peut y trouver, Le Puits se penche davantage sur la moralité et les messages qu’on y trouve. J’ai beaucoup aimé ces deux œuvres, et ma passion pour les réécritures s’en est trouvée renouvelée !
Radar à diversité The Magic Fish : cast vietnamien, pp gay
Avertissements : mort et deuil, cannibalisme (dans un conte), homophobie, homophobie de figures religieuses
Radar à diversité Le Puits : univers et cast asiatique, pp saphique, couple f/f
Avertissements : violence