Les Portes Perdues de Seanan McGuire − Every Heart a Doorway en anglais − est l’un des premiers livres avec de la représentation asexuelle qu’on m’a conseillés. Je ne sais pas pourquoi j’ai attendu deux ans avant de le commencer, surtout que le concept m’intéressait beaucoup ! On pourrait résumer ça par « qu’advient-il d’Alice lorsqu’elle quitte le pays des merveilles pour retourner dans notre monde ? »
Le style d’écriture ressemble à celui d’un conte : on a un·e narrateurice très présent·e qui analyse l’action, nous prévient lorsque le personnage fait une erreur, ou se moque des normes de notre société tout en invitant à la prudence dans les univers magiques.
« There was still something unfinished around her eyes; she wasn’t done yet. She was a story, not an epilogue. And if she chose to narrate her own life one word at a time as she descended the stairs to meet her newest arrival, that wasn’t hurting anyone. Narration was a hard habit to break, after all. »
C’est un style que j’ai parfois du mal à apprécier, car il nous distancie des personnages. Chaque tome de Wayward Children est cependant très court, et c’est davantage l’univers et la philosophie qu’il implique qui est mise en avant. Je savourais donc les mots d’esprits, le sarcasme et la poésie des phrases. C’est si beau et amusant !
Ce premier tome est si riche qu’on ne dirait pas qu’il est court. On découvre l’univers et les questions qu’il soulève alors que Nancy, une jeune fille revenue d’un univers chtonien, se rend au manoir d’Eleanor West. Ses parents ne l’ont pas crue lorsqu’elle a raconté ses aventures, et l’ont envoyée dans ce Foyer pour Enfants Récalcitrants afin qu’elle y soit « soignée ». En réalité, la gérante de l’établissement a elle aussi voyagé dans un univers magique, et elle accueille les enfants pour les aider à gérer leur mal du pays. Car iels considèrent l’univers visité comme leur véritable chez-soi et ne rêvent que d’y retourner.
On ressent la nostalgie des enfants et tout le merveilleux des mondes qu’iels ont connu, même quand ces mondes sont glauques. L’histoire est remplie de mystère, puisqu’il y a des assassinats. J’ai quand même assez vite deviné qui était coupable…
Nancy est asexuelle, et alors que l’histoire est trop courte pour qu’il y ait de la romance – quoique, d’autres nouvelles ne se gênent pas – son identité n’est montrée qu’à travers le prisme romantique. Mais ça reste l’un des romans qui intègre les explications avec le plus de naturel, sans qu’à aucun moment on ait l’impression d’être face à un flyer.
Les tomes impairs – 1, 3, 5 – ont une histoire commune, tandis que les tomes 2 et 4 sont consacrés à des backstory. La suite du tome 1 est une aventure classique avec une quête et un voyage dans un monde enchanté. J’étais beaucoup moins engagée dans ma lecture car elle ne me questionnait pas.
Dans cette histoire principale, j’ai donc surtout aimé Les Portes Perdues, qui présente le concept, les univers, nous fait découvrir l’ambiance. J’ai lu les autres pour le style d’écriture magnifique. En revanche, les tomes pairs m’ont passionnée.
« For us, places we went were home. We didn’t care if they were good or evil or neutral or what. We cared about the fact that for the first time, we didn’t have to pretend to be something we weren’t. We just got to be. That made all the difference in the world. »
J’ai commencé le tome 2 des mois plus tard, juste avant Noël, alors que j’offrais justement Les Portes Perdues à une personne de mon entourage. Comme d’habitude, avec le temps écoulé, j’avais quasiment tout oublié, notamment l’identité de la personne qui assassine les enfants, ou son motif.
Ce deuxième livre n’est pas la suite, mais une préquelle s’intéressant aux jumelles Jack et Jill. Elles naissent dans une famille dont le souci des apparences les transforme, au fil des années, en coquilles vides qui se détestent. L’attitude des parents est horrible et voir l’évolution des pensées des jumelles déchirant. J’ai souffert pendant tout ce début !
C’est alors qu’une porte s’ouvre vers les sinistres Marais, où Jack et Jill choisissent leur destinée. Dans le tome précédent, on avait appris à ne pas se fier à nos critères de bon et de mauvais. Je me souvenais que Jack et Jill avaient raconté avec passion leur séjour dans les Marais, et pourtant, alors qu’on nous décrivait l’inquiétant maître des lieux et le scientifique qui se disputent la possession des jumelles, je ne ressentais que de l’angoisse. Le livre joue dessus : Jack est celle au point de vue le plus compréhensible, et on a le sien en premier. Toute sa vie, sa mère l’a transformée en poupée, elle en est même venue à développer un TOC − trouble obsessionnel compulsif − lié à l’hygiène. Elle identifie le maître comme un prédateur et s’enfuit. A travers son regard, j’étais horrifiée que Jill tombe entre ses griffes.
Puis on a le point de vue de Jill qui s’épanouit auprès du maître. Son bonheur est non conventionnel, terrifiant pour moi, mais ce qui compte, c’est elle. Je répète assez souvent qu’il ne faut pas imposer sa vision aux autres, et au contraire les aider à trouver leur propre bonheur !
Le dilemme, c’est que Jill est abusée et manipulée. Elle est dans une relation très toxique ! Mais ai-je le droit de vouloir la sauver alors qu’elle est heureuse, qu’elle ne veut surtout pas qu’on la sorte de là ?
L’atmosphère est très oppressante, sinistre et angoissante, et j’avais peur à chaque fois que je reprenais ma lecture. Ce n’est pas ce que je recherche, et même si j’ai trouvé cette histoire objectivement géniale, originale, intéressante et bien écrite, ce n’est pas du tout un livre pour moi et j’en ressors surtout avec le ventre noué.
« You can’t save anyone if you neglect yourself. All you can do is fall slowly with them. »
In an Absent Dream est une nouvelle backstory, celle de Lundy, une petite fille qui rentre à la perfection dans le moule que ses parents et la société ont créé pour elle, devenant presque invisible tant elle se conforme aux règles. Elle a accepté qu’elle serait toujours seule, ne pourra jamais laisser transparaître sa personnalité, et se réfugie dans les livres. Jusqu’à ce que vers ses huit ans, une porte s’ouvre vers le Marché Gobelin, inspiré d’un poème de Christina Rossetti.
A première vue, c’est un univers sombre, où tout doit être négocié, et les règles respectées sous peine de se transformer lentement en oiseau. Tout y est régi par le principe de valeur juste, évaluée par le monde lui-même.
« If you give everyone fair value, no one wants. If no one wants, no one has to take. The Market makes sure we don’t take advantage of each other. »
Dans Wayward Children, les portes s’ouvrent vers des univers adaptés aux enfants, pour des lieux où ils pourront enfin se sentir chez eux. Et plus j’avançais dans le roman, plus je comprenais que si une porte s’ouvrait pour moi, ce serait vers le Marché Gobelin. Déjà parce qu’un univers où la magie veille à ce que les différences ne deviennent pas des inégalités, qui compense automatiquement les discriminations, je trouve ça tout simplement génial. De plus, là où dans notre société, beaucoup d’échanges sont implicites, ce que je trouve souvent pénible, le marché gobelin les verbalise. C’est beaucoup plus clair ainsi !
L’histoire de Lundy traite notamment des dettes invisibles au sein d’une amitié : que se passe-t-il si une personne passe son temps à aider l’autre ? La générosité peut-elle créer un sentiment de dépendance ? De la culpabilité ?
« Even if you never say a word, never even imply that a debt exists […], she will read the debt into your silences. She will create it, and in its creation, create the imbalance that accompanies it. She won’t see you as her boon companion anymore, but as someone who owns her. »
Plus qu’une histoire, In an Absent Dream est une réflexion. Toutes les aventures sont ellipsées ! Alors que d’ordinaire c’est l’action qui m’intéresse, ici, j’ai beaucoup aimé qu’on se concentre uniquement sur la psychologie de Lundy.
Je ne suis honnêtement pas sûre d’avoir compris la toute fin, qui doit être davantage explicitée dans le tome 1. J’ai surtout capté des bribes de différentes réflexions qui s’entremêlent, au point qu’on ne sait pas exactement quelles décisions de Lundy ont été bonnes ou mauvaises. Là où les contes ont une morale claire, ce roman est plus proche de la vie, où c’est une conjonction d’éléments qui mène à un résultat.
Je pensais que préférer cet univers au nôtre était une évidence. Il est sombre, mais le nôtre aussi, et le Marché Gobelin me parait être un lieu tellement plus facile à vivre que je pensais que tout le monde, comme moi, penserait que c’était l’univers à rejoindre. Quelle n’a pas été ma surprise de constater que beaucoup de commentaires ne relèvent pas son attrait, et trouvent incompréhensible que Lundy s’y sente bien. Me voilà à y réfléchir encore, à me demander ce que ça signifie sur moi et sur les autres…
Wayward Children est en cours, et de nombreux autres tomes ont été annoncés ! Je m’intéresse surtout à ceux qui nous feront découvrir d’autres backstory, j’ai particulièrement hâte de lire celle de Christopher. Il va me falloir patienter…
Avertissements : mort, violence générale
Tome 2 : manipulation, relation toxique
Tome 3 : mention de suicide, grossophobie (contestée)
5 réflexions sur « Wayward Children de Seanan McGuire »