La Voie Humide de Coralie Trinh Thi

personne en chemise de dentelle noire transparente et pantalon à bretelles lisant La Voie Humide de Coralie Trinh Thi dans une rue pavée

Ça faisait un bout de temps que je m’étais rendue compte que « Tiens, alors que certain·es de mes ami·es font du travail du sexe, je n’ai pas lu de romans qui le dépeigne correctement », et j’avais résolu de rectifier ça. Je n’ai pas pour autant fait de recherche active ! Mais du coup, quand j’ai vu La Voie Humide de Coralie Trinh Thi chez Emmaüs, dont le résumé expliquait que c’était l’autobiographie d’une pornostar française, je l’ai acheté. C’est pratique, les autobiographies, au moins, on sait que c’est écrit par quelqu’un qui a vécu ce dont il parle !

Ce livre était tout simplement extraordinaire.

Dès le début, j’ai été marquée par la façon d’être de Coralie, par ses raisonnements, par son approche. Au cours de ma lecture, j’ai pris une dizaine de photos de paragraphes qui me retournaient l’esprit, ou qui exprimaient ce que j’avais toujours voulu dire sans trouver les bons mots. Il y a d’autres passages dont j’ai noté les pages, parce qu’une photo ne suffisait pas, et, tout du long, sa droiture, sa sincérité, son sens des responsabilités, son rapport à la musique, son respect de son ressenti, m’ont fait penser à des personnes que j’aimais, et qui, elles aussi, se trouvaient en porte-à-faux avec les autres en raison de leur fonctionnement inhabituel.

« J’avais appris à lire l’année de mes trois ans, en quelques mois. [..]

On m’a fait sauter le CP quand mon institutrice a découvert que je savais déchiffrer Sylvain. […]

J’étais démasquée. Je ruinais sa stratégie pédagogique. On a convoqué ma mère, d’autant plus stupéfaite qu’elle avait prévenu en début d’année que je savais lire et qu’on avait refusé de m’intégrer dans la classe supérieure. Maintenant, je dissipais la classe, on ne pouvait pas me garder. Mais comme je ne pourrais pas rattraper les trois mois perdus en CP, je redoublerais sans doute, et tout rentrerait dans l’ordre.[…]

Le premier contrôle dont je garde souvenir consistait en cet exercice simple : écrire l’alphabet sur une feuille blanche et entourer les voyelles. Je connaissais parfaitement l’alphabet, mais je n’avais aucune idée des règles de classification consonnes et voyelles […] je n’avais pas jugé utile de le retenir.

Je n’avais pas envie d’ânonner les lettres une par une, mais de les lire toutes ensemble. […] Je ne comprenais pas cette ridicule obsession de séparer consonnes et voyelles en deux groupes, ni à quoi cela pouvait bien servir. Je me suis pourtant sentie stupide, et j’ai dû traverser toute la salle studieuse jusqu’au bureau de la maîtresse pour avouer mon ignorance. L’épreuve était d’autant plus terrible que ma précocité provoquait une franche hostilité de sa part.

Il a fallu apprendre. Cela ne m’a jamais servi. »

[lors d’un casting]

« L’improvisation était amusante : une scène de ménage. J’étais rentrée en retard et mon amant m’agonissait de reproches. J’aurais pu le prévenir ! Eh bien non, je n’avais pas pu, ni même pensé que c’était utile : nous n’avions pas rendez-vous. Il s’était inquiété : j’étais désolée pour lui. Je n’avais jamais dit à quelle heure je rentrerais. Oui, mais je rentrais plus tôt d’habitude ! Il n’avait qu’à s’occuper tout seul, comme un grand garçon. D’ailleurs, maintenant que j’y pensais, il ne me donnait pas très envie de rentrer en me parlant sur ce ton. Le casteur semblait désarçonné, et assez amusé de la tonalité que je donnais à la scène. Enfin, il a marqué une pause, et il a dit, plus doucement : oui, mais je t’avais préparé une surprise, tu vois, j’avais prévu un dîner en amoureux, et tout est gâché. Il débitait sa réplique sur un ton plaintif, mais son œil brillait de satisfaction. Son personnage devenait geignard. Je suis restée dans le mien, et j’ai monté d’un cran mon énervement. Non mais, je ne lui avais rien demandé, on ne faisait pas des choses pour les gens pour leur reprocher après, c’était minable, et je ne me laisserais pas culpabiliser. Il a eu l’air surpris, un peu déçu, et nous avons fini là.

Une fois seule, j’ai compris que j’avais admirablement raté le casting. Il avait voulu me faire changer de registre, comme lui, et pensait avoir trouvé le moyen infaillible. Je n’avais pas eu la réaction attendue, normale. J’aurais dû explorer d’autres gammes d’émotions : me confondre en excuses et le consoler, m’adoucir, baisser les armes… J’aurais dû, dans le bon sens commun, seulement voilà : ça ne m’avait même pas effleurée. Et je ne voulais pas. Je trouvais ce mécanisme bien trop malsain pour penser à y collaborer pendant une improvisation libre. Parce que je n’étais pas normale »

Difficile de résumer un livre, qui, mine de rien, fait huit cent pages. Coralie a eu une vie bien remplie, même si, au moment de l’écriture, elle a la trentaine. Elle grandit en étant plus ou moins indépendante – c’est elle qui s’occupe de sa mère – et dès le début, elle a du mal à comprendre les valeurs morales des autres. Les jugements qu’iels portent n’ont pour elle aucun sens. Elle redouble sa seconde parce qu’on essaie de la pousser vers des études qui ne la passionnent pas, et c’est à ce moment-là qu’elle commence à décrocher en cours, incapable de se concentrer dans des matières qui la laissent indifférente. Elle a quelques copains qui la traitent plus ou moins bien, elle commence à faire des photos de charme, puis à tourner des films porno.

« Mes activités pornographiques le laissaient perplexe. Je n’avais donc aucune limite ! Si : mais seulement les miennes. Tout de même, je ne craignais pas de me retrouver blasée à vingt ans ? Après tant d’expériences extrêmes, plus rien ne me ferait d’effet ! Je n’avais aucune capacité à me projeter dans l’avenir, et cette crainte me semblait absurde : je pouvais mourir l’instant suivant. J’étais faite pour vivre vite et mourir jeune. Je voulais seulement me sentir vivante, et j’étais prête à mourir pour ça. Et puis, il y avait bien trop à expérimenter sur cette terre pour y parvenir en une seule vie. Je voulais toujours plus, mais il y avait toujours plus.

Il me trouvait bien trop tolérante, je n’avais pas de notion du mal. Je n’aimais pas ce mot : j’étais ouverte. En grand. La tolérance, c’est [se poser] en juge, mine de rien. Je ne voulais pas tolérer les différences des autres, j’espérais les aimer. Et rien de ce que je faisais n’était mal, je ne transgressais que des interdictions morales. J’étais contre la morale. Mais si je n’avais aucune limite morale, alors, je pourrais tenter la zoophilie, la pédophilie, l’homosexualité, la scatologie ? J’étais choquée par ces amalgames : bien sûr que non, jamais la pédophilie ni la zoophilie. Si je n’avais pas de limite morale, j’avais le respect de l’autre – et de moi-même. Tous les actes sexuels librement consentis devaient être respectés. C’était si évident pour moi ! Un enfant n’avait pas assez de conscience ni de maturité sexuelle pour librement consentir. L’animal ne vivait pas sa sexualité sur le même plan que nous… Je passais rapidement sur son homophobie latente et ses possibles implications psychanalytiques. Pour la scatologie, je trouvais ça ignoble, et je ne le ferais jamais. Mais si d’autres jouissaient de se faire caca dessus, je n’avais rien à y redire […]. Cela s’appelait la liberté sexuelle, et il en avait certainement entendu parler. Je ne me rendais pas compte, la liberté sexuelle, c’était n’importe quoi, est-ce que j’imaginais sérieusement un monde où tout le monde baiserait avec tout le monde, tout le temps ? Lui, il ne voulait pas. J’étais effondrée : les gens ne comprenaient même plus ce qu’était la liberté, ils ne la concevaient que comme une obligation de faire l’inverse… La liberté sexuelle impliquait la liberté de n’avoir aucune activité sexuelle […]. Là, il me trouvait incohérente : il fallait des interdictions. Vraiment, pourquoi ? Parce que, les gens, tu leur donnes ça – son poignet – et ils prennent ça – son bras – et si on faisait comme tu dis, la liberté totale, ce serait le chaos, il n’y aurait plus aucune limite ! Il semblait convaincu de ce qu’il disait. Il fallait que la loi soit tyrannique parce que les gens passeraient ses limites… Je ne pouvais pas croire que les gens soient aussi infantiles. Il revenait sur le sexe : je prétendais le séparer de l’amour, mais je ne pouvais pas nier que ce n’était pas pareil, quand on était amoureux. Je ne niais pas : tout est meilleur quand on est amoureux, et on préfère manger un plat de pâtes trop cuites ensemble qu’un dîner gastronomique seul ou avec un con. Cela ne prouvait pas que la nourriture soit fatalement liée au sentiment amoureux, ni que le plaisir du goût ne puisse exister seul. »

« Au bout de quelques semaines, je lui ai dit, je t’aime. Les mots tournoyaient dans mon cœur, dans mon ventre, c’était si bon de le dire. Il a reçu ces mots d’une étrange façon. Il a eu un instant d’hésitation, et il a répondu, moi aussi, je t’aime.

J’étais furieuse. J’aurais préféré qu’il ne dise rien. […] Une immense colère a menacé de me submerger : pas seulement parce qu’il le disait sans le penser, mais parce qu’il venait de me donner le rôle dominant. On ne donne pas de pouvoir en disant je t’aime, on en prend. Exprimer ses sentiments, c’est se positionner en adulte, quoi qu’en dise la sagesse populaire. Répondre en miroir c’est se soumettre. Cette impression de n’avoir qu’un fantôme en face de moi… J’en aurais pleuré de rage. »

couverture de La Voie Humide de Coralie Trinh Thi

J’avoue que, si la plupart du récit m’a passionnée, j’ai eu du mal avec les deux cent dernières pages. J’étais de moins en moins d’accord avec les raisonnements de Coralie, avec ses épiphanies. Dans les romans, c’est plutôt le contraire : le personnage évolue et je suis de plus en plus d’accord avec lui. J’étais toutefois contente qu’elle finisse par comprendre, grâce à Jodorowski, ce que j’avais pressenti dès le début : elle porte sur ses épaules tout le poids du monde, se considère comme responsable des erreurs de ses ami·es. Elle est très douée pour ériger des limites dans le monde professionnel, à un point que je trouvais tout bonnement incroyable – lorsque quelqu’un l’insulte, elle considère que ça en révèle plus sur cette personne que sur elle, et ne se sent pas atteinte – mais dans la vie privée, c’est une autre histoire.

[Au dernier moment, le réalisateur B. Root introduit une 5e personne dans un gang bang, alors que Coralie et lui s’étaient mis d’accord sur quatre. Sa confiance trahie, elle décide de quitter le tournage]

« Raf a dit, qu’est-ce qu’elle fait chier, quelle différence ça peut bien faire ?[…] Murmures d’approbation.

Diététhique (digression)

Je ne savais même pas comment l’expliquer… expliquer l’évidence ? En vérité, ma compréhension du concept respect est fort peu partagée. Je me sentirais humiliée d’embrasser quelqu’un sur la joue, si je ne le veux pas, si on m’y oblige. Alors que je serais parfaitement en paix avec moi-même, de me faire enculer sauvagement à quatre pattes dans la boue, si je l’ai choisi.

Le seul respect est le respect du choix de l’autre. Sans jugement : car c’est le comble de la stupidité et de la prétention, de se croire plus apte qu’un autre à juger ce qui est bon pour lui. […]

Dans un contexte sexuel, le raisonnement est toujours perverti par le jugement moral […]. Les fraises sont exemptes, pour la plupart d’entre nous, de tout jugement moral.[…] Admettons que j’aime les fraises, contrairement à ma voisine. En manger sera un plaisir pour moi, une souffrance pour elle. […]

On lui propose 5 000 euros pour manger un bol de fraises. Si elle accepte, elle fait quelque chose qu’elle n’aime pas contre de l’argent : elle se vend. Il est d’usage de trouver ce comportement indigne – en vérité on peut aussi admirer sa détermination, si c’est un choix libre et assumé : on mange bien des larves d’insectes à Koh Lanta.

Admettons, que moi, qui aime les fraises, je sois contrainte par la force d’en manger des kilos et des kilos, jusqu’à indigestion. Mon bourreau se délecterait de me rappeler que j’aime les fraises, que j’en ai déjà mangé et que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Alors, je serais là, à genoux devant des saladiers de fraises, de la pulpe poisseuse sur le menton, mélangée à mes larmes, incapable d’établir le moindre rapport entre la violence qui m’est faite et mon goût pour ce fruit.

Parce qu’il n’y en a pas. Mon goût n’autorise personne à me forcer à manger des kilos de fraises, ni même une seule, un jour où je n’en ai pas envie. […]

Ceux qui jugent les fraises bonnes trouveront simplement idiot que je me plaigne, et ne verront aucune indignité dans le comportement de ma voisine, qui pourtant s’est vendue. Ceux qui jugent les fraises mauvaises trouveront que puisque j’ai déjà mangé de cette chose dégoûtante, je n’ai aucun droit de me plaindre, et me soupçonneront de l’avoir cherché.

Seuls ceux qui ne jugent pas les fraises – qu’ils les aiment ou pas – parce qu’ils savent que le Bien et le Mal n’existent pas, comprendront ce qui se joue réellement.

Other Voices…

Ce que j’entendais dans quelle différence ça peut bien faire, c’était qu’ils trouvaient ce qu’ils faisaient mal, sale, qu’ils me méprisaient, se méprisaient. Incapable d’intégrer que B. Root puisse accorder si peu de valeur à sa propre parole, j’ai explosé : ils n’étaient qu’une pitoyable assemblée d’exploiteurs et d’exploités consentants, mais je n’étais pas un tas de viande. »

Durant ma lecture, j’ai beaucoup pensé à mon entourage, et aux personnes auxquelles cette histoire parlerait, ou qui la trouveraient intéressante, ou à qui ça apporterait des éléments importants. Mais comment le leur présenter , alors qu’il y a des scènes de sexe régulières – pendant lesquelles la plupart des gens que je connais s’ennuient – et qu’il est quand même vraiment long ?

Heureusement, j’en arrive à la conclusion que La Voie Humide n’est pas un livre qu’on a besoin de lire en entier, ou de manière continue. C’est tout à fait une œuvre dont on peut lire quelques passages de temps à autre, en sautant des parties moins intéressantes, ou en ne finissant jamais. Ce n’est pas par son scénario qu’il brille, mais par chacun de ses paragraphes.

deuxième couverture de La Voie Humide de Coralie Trinh Thi

« Je ne pouvais partager avec personne ce que je vivais dans le X[…]. Je me heurtais systématiquement à l’incompréhension, face à cet univers trop éloigné des normes morales. Et mes récits, même sans explicite, gênaient la plupart de mes interlocuteurs. Seul Seth semblait s’intéresser à mes aventures. Un après-midi, à une terrasse de café, je m’inquiétais du malaise général. Agnès, par exemple, n’avait toujours pas l’air de comprendre mes choix, après tout ce temps. Seth a confirmé mon intuition : Tu as raison, ça lui fait beaucoup de peine, elle n’approuve pas, mais tu sais, elle tient à toi alors elle supporte, même si elle trouve ça mal. Et après une pause, d’un air grave et profond : et puis… tu n’as pas eu une vie facile. Comment ? Oui, tu as eu une enfance si malheureuse…

Alors, c’était ça. On tolérait ma déviance parce que je n’avais pas eu une vie facile. Je cherchais à comprendre pourquoi les gens qui m’aimaient ne se réjouissaient pas de mon bonheur, et on me faisait le coup de la pitié. C’était d’une mauvaise foi absurde. Une vie facile, c’est-à-dire, normale ? Putain, mais pour rien au monde je n’aurais changé ma vie avec celle de quelqu’un d’autre. L’idée ne m’avait même jamais effleurée, car tout simplement, sans mon passé, je ne serais pas moi. […]

Et ce que les autres avaient, j’avais bien vu que ça ne les rendait pas plus heureux que moi, derrière les apparences. […]

Mon enfance malheureuse ! Je n’avais pas le souvenir d’avoir été malheureuse, même l’hiver de mes dix ans dans un squat sans électricité, paroxysme de la misère pour le quidam moyen. […] En vérité, on s’était déjà souvent apitoyé sur l’injustice qui m’avait frappée : Tout de même, tu es si intelligente, si indépendante, tu as de telles capacités, si tu avais eu un foyer normal, tu aurais pu faire de brillantes études, tu aurais pu apprendre le piano, tu aurais pu…

On nageait en plein délire. Ma jeune vie paraissait-elle à ce point ratée ? Grandir protégée de tout entre deux parents fonctionnaires, ou même cadres, emprisonnée dans un monde minuscule, avec pour seul idéal de réalisation l’ambition de trouver un mari et un travail qui dureraient toute la vie, comme tout le monde… Voilà mon idée de la misère humaine. Mon intelligence, c’est-à-dire ma capacité d’assimiler et de m’adapter, je la devais précisément à mon enfance mouvementée et complexe. Mon indépendance, à l’absence de toute sécurité. Je ne ressentais aucune injustice. J’aimais être moi. Mais il me semblait qu’on m’aimait de moins en moins. »

Avertissements : relation sexuelle avec une mineure (dénoncée), adultère, scènes de sexe, viol, putophobie, propos homophobes, acephobes et psychophobes

 

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