Membrane de Chi Ta-Wei

personne en bustier lisant Membrane de Chi Ta-Wei dans un oeuf de dragon noir, avec sa tête qui sort du l'oeuf, sur des dunes

Je ne suis pas quelqu’un qui aime la SF, en particulier la « vieille » SF. Mais Membrane de Chi Ta-Wei… Cette histoire courte m’a rappelé pourquoi je ne lisais pas trop de SF, mais en bien : c’est si intense ! Ça va être dur d’en discuter ici sans spoiler − Fantastiqueer s’en charge si ça vous intéresse −, mais je pourrai me rattraper en le faisant lire à mes ami·es : lorsqu’iels sauront ce qui s’y passe, nous pourrons en discuter en long et en large. Il y a de quoi ! Désolée, vous n’aurez que les prémisses.

Membrane a été publiée en 1995 à Taiwan, et se détache de la littérature tongzhi1 de l’époque car c’est de la science-fiction. La traduction française est récente – 2014 – et l’édition possède un chapitre d’introduction avec un mot de l’auteur explicitant le contexte de l’œuvre, ainsi qu’une conclusion du traducteur qui offre une analyse sociopolitique le récit. Ça donne des références supplémentaires et m’a permis d’apprendre que c’était Chi Ta-Wei qui avait popularisé le terme ku’er – qui désigne les queer – à Taiwan. Être à l’origine d’un mot, c’est quand même un véritable signe d’influence !

« VOILÀ. Une fois exposées les préliminaires complexes de cette histoire, les choses intéressantes peuvent enfin commencer. »

L’histoire de Membrane en elle-même a une structure très différente de ce que je connais. Pendant plus de la moitié, on nous présente la situation : après une catastrophe climatique, l’humanité s’est réfugiée sous les océans. Vers 2090, Momo est une esthéticienne à succès qui n’a plus de contacts avec sa mère depuis vingt ans, mais qui, pour son anniversaire de trente ans, s’apprête à la revoir. Sa greffe du doigt a en effet attiré l’attention des médias et pointé du doigt la distance de sa mère, directrice d’une immense entreprise.

Loin de m’ennuyer des innombrables flashbacks et présentations de la société, j’ai trouvé toutes les informations apportées passionnantes. Et, après un chapitre de transition – la rencontre avec la mère – on passe à la partie « explication du vécu étrange de Momo ». Il n’y a qu’une seule action dans ce récit, et pourtant, il était prenant ! Et surtout, ses possibles significations m’ont retourné le cerveau.

couverture de Membrane de Chi Ta-Wei

En général, je suis déçue par les romans qui traitent de sujets importants uniquement par métaphores. Dans Le Garçon Sorcière, par exemple, on suit un garçon qui veut pratiquer une magie réservée aux filles. On peut voir ça comme une métaphore de la transidentité, une manière de montrer une discrimination sans qu’elle ne soit pour autant réelle : ainsi, les concerné·es sont moins renvoyé·es à leurs expériences désagréables. Mais personnellement, je trouve ça décevant de lire une histoire sur la transidentité sans qu’il y ait, dedans, le moindre personnage trans.

La Cinquième Saison propose le beurre et l’argent du beurre : c’est un monde sans racisme, et les personnages principaux sont noirs, mais le roman parle tout de même de discrimination puisque les personnes dotées de magies sont haïes et pour certaines, réduites en esclavage.

Membrane joue lui aussi sur les deux plans : dans cet univers, l’homosexualité est présentée comme normale, et d’ailleurs, aucune relation hétéro n’est évoquée, à part au sein d’un trouple – ça a d’ailleurs une autre signification après le plot twist. Momo est asexuelle – quoiqu’elle en ait une vision acephobe, qui a, elle aussi, un autre contexte dans la deuxième partie. Elle avait un pénis à la naissance, qu’on lui a retiré à ses dix ans durant une opération non consentie. Ce vécu fait écho à des expériences trans et intersexes mais n’est pas présenté comme tel, l’enjeu se plaçant davantage autour de la technologie.

En effet, Membrane parle d’oppression et de vécus en marge à travers l’existence et la place des androïdes.

couverture de Membrane de Chi Ta-Wei

Le traducteur explique qu’en plus d’être une vision des interrogations queer, les androïdes dans Membrane sont peut-être aussi une métaphore de la situation géopolitique de Taïwan. Je trouve cette idée fascinante !

J’ai été impressionnée par la nuance et l’engagement du propos. J’ai cette impression – injuste peut-être – que les livres d’avant 2000 manquent d’informations ; mais non, ça parle de réchauffement climatique, de grosses entreprises qui utilisent les données privées des internautes et qui maltraitent leurs employé·es ; le sexisme des James Bond est spécifiquement dénoncé, et ainsi de suite. Ça rappelle de manière manifeste qu’être engagé·e politiquement n’est ni une question d’âge, ni de génération.

« Quoique la terre fût désertée sous le soleil de la surface, les nations y tenaient encore des garnisons militaires, de peur que, si elles n’y prenaient garde, quelqu’un ne vînt envahir un morceau de leur territoire. »

J’ai dévoré Membrane parce que j’étais passionnée, que je voulais comprendre, et parce que le style est prenant, mais ça n’empêche pas l’histoire d’être dure et malaisante. C’est ce que je reproche à la SF : les perspectives futuristes sinistres. Momo est dépossédée de libre-arbitre, et elle-même s’introduit dans la vie privée de ses client·es. C’est d’un glauque…

Bien que Membrane ait été une lecture renversante, que j’ai lue avec passion et qui m’a retourné le cerveau, elle ne me donne pas davantage envie de me tourner vers la SF pré-2000 – qui était, me semble-t-il, bien plus engagée que celle d’aujourd’hui. Ce que je souhaite, en lisant, c’est rêver ! N’empêche, de temps en temps, ça vaut le coup de sortir de ma zone de confort pour me plonger dans une lecture qui me questionne vraiment.

Radar à diversité : l’histoire se déroule à Taïwan, héroïne trans/intersexe et aro ace, tous les personnages secondaires sont dans des relations f/f, m/m ou f/m/f

Avertissements : opérations chirurgicales non consenties (dont génitale), voyeurisme, stalking, non-respect de la vie privée, scènes de sexe, attouchements sexuels sur une mineure, entreprises et corporations abusives, formes d’esclavage, agression physique, anesthésie non consentie, remarques grossophobes, références de psychanalyse


1 Littérature queer dans les années 90 à Taiwan

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