Je crois que je n’ai pas apprécié la bienveillance d’Ismène à sa juste valeur. Sur le moment, j’ai fourni un effort pour cacher ma perplexité. Elle m’annonçait, toute fière, que rien ne changerait dans notre amitié. J’ai eu envie de dire « évidemment, pourquoi changerait-elle ? » mais j’ai dit « c’est merveilleux, merci ».
Ça fait maintenant deux mois qu’elle est en couple, et en effet, notre amitié n’a pas changé. Mais il semblerait que tout le monde souhaite que ça soit le cas. Ce soir, nous avons quitté ensemble notre club, elle a souhaité aux membres une bonne nuit, toute souriante de me suivre dans ma chambre. On m’a fait de gros yeux. J’ai compris, grâce à Zénaïs, que ce qu’iels souhaitent, c’est que je lui dise non. « Désolée, Ismène, je suis fatiguée, je veux être seule ce soir. » Et alors elle irait, comme il se doit, dormir dans la chambre de son copain.
Iels peuvent me faire des yeux aussi gros que des moulins, je n’ai pas l’intention de l’abandonner.
Je n’entends pas les murmures de mes camarades de classe, mais je sais. Iels s’inquiètent qu’Ismène passe plus de temps avec moi : s’est-elle disputée avec son copain ? Certain·e·s pensent que je suis secrètement amoureuse d’elle, et que j’essaie de l’éloigner de lui. Certain·e·s se disent que quelque chose cloche chez moi, parce que je suis tout le temps en travers du chemin. Parce que je « tiens la chandelle » quand Zénaïs et Moïra mangent ensemble, parce que je m’« incruste » dans les soirées jeux vidéo Cassandre et Pandore. M’incrustais. J’ai fini par comprendre que quand elles me disaient « non non tu déranges pas » avec cette expression particulière sur le visage, c’était qu’elles voulaient dire « on voudrait passer un moment en couple ».
Personne ne dit jamais ces choses-là. Ça serait « impoli ». Alors oui, il y en a qui explosent, qui me crachent « mais on t’a déjà vue hier » − dans le cas de Pandore – ou « tu viens manger avec nous, là » quand j’ai voulu rejoindre la table de Zénaïs. Un jour, des sourires polis, le lendemain, le ton agressif. J’ai l’impression que ça surgit de nulle part, mais Zénaïs affirme qu’on me le signifiait avant : les regards, les grimaces, les « tu ne veux pas plutôt manger avec nous ce midi », les « oh, j’ai très envie d’aller aux thermes avec toi » qu’on m’adressait pour me détacher d’Ismène. Zénaïs m’a décodé la signification de leurs postures, de leurs silences, de leurs sourires.
Quand nos professeures affirment que la romance est la grande force créatrice – ou le seul espoir de l’humanité, ou la grande motivation derrière les actes héroïques – je peux intervenir et répondre que ma vie n’est pas vide. Je peux citer des œuvres qui ne sont pas poussées par une romance. Quand quelqu’un s’extasie sur le jeu Narcisse, je peux leur expliquer que je ne trouve pas extraordinaire qu’un personnage soit puni pour avoir refusé des avances.
Mais comment est-ce qu’on répond à un regard ? S’iels me disaient en face ce qu’iels pensaient, je pourrais leur rétorquer de se mêler de ce qui les concerne. Que mon bonheur et celui d’Ismène n’appartient qu’à nous. Que si son copain se sent lésé, il n’a qu’à nous en parler. Qu’est-ce que ça peut bien leur faire, qu’on reste des amies proches ?
Mais c’est en silence qu’iels m’accusent. J’aurais l’impression de répondre à du vent. Que c’est moi qui commence la conversation, que c’est moi qui lance une accusation. Je ne peux pas débarquer en classe pour leur dire de se taire – iels ne disent rien. Leurs regards sont un peu plus pesants chaque jour sur mes épaules, et ce poids est invisible.
Il disparait lorsque nous nous retrouvons entre nous. Zénaïs, Moïra, Ismène, et les autres de notre groupe qui s’agrandit au fil des semestres. Je n’ai pas de solution, mais j’ai un répit. Et je ne serai pas toujours élève ici : après, je choisirai mon entourage. Mes collègues ne sauront pas qui sont mes ami·e·s, ne pourront pas deviner si je « m’incruste » ou non dans des couples. Peut-être que je n’ai pas besoin de me battre contre des moulins. Que pourrais-je dire qui les fasse changer d’avis ? Je m’épuiserais.
Alors je profite de nos soirées ensemble. Des moments où je peux m’asseoir entre deux personnes en couple, et l’une passe un bras autour de mes épaules, l’autre me demande si j’ai acheté la suite d’Ariane. Je me recharge. Je tiendrai.
L’Aromantic Spectrum Fanworks Week, durant la semaine de visibilité du spectre aromantique, célèbre les personnages du spectre aro dans toutes sortes de travaux originaux ou transformatifs. Pour chaque jour, l’AFW propose des thèmes. Les textes que vous pourrez lire au cours de cette semaine sur mon blog sont des extraits de mes romans en cours, des réflexions inspirées de discussions que j’ai eues, des scènes imaginées dans les fandoms que j’apprécie − même si j’ai édité après pour que ça soit compréhensible peu importe qu’on connaisse le fandom ou non.
Jour 3 : Facing arophobia
Mes autres contributions :
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Jour 1 : Perdu’e (Struggling With One’s Identity)
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Jour 2 : Droit d’être (Pride In One’s Identity)
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Jour 4 : Souhaitez-vous vraiment avoir raison ? (Educating others and/or oneself)
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Jour 5 : Cette insulte que vous m’avez donnée, elle est à moi maintenant (Aro sterotypes)
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Jour 6 : La fiction n’a plus suffi (Meeting other aros)
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Jour 7 : Tendresse aromantique
7 réflexions sur « Je ne peux pas répondre à des regards »