La fiction n’a plus suffi

image de quatre dragons-thé rassemblés autour d'une théière

Textes rédigés mi et fin 2019

Je pense que vous vous en doutez : j’adore lire. J’aime les histoires sous différentes formes – films et séries aussi – car elles me permettent à la fois de m’évader vers des univers merveilleux, d’imaginer des aventures épiques, mais aussi de me retrouver dans des personnages. De sentir que d’autres pensent comme moi, de me poser des questions en même temps que les narrateurices.

Depuis que j’avais découvert que j’étais aro ace, je lisais de plus en plus de livres avec de la représentation, en me rendant compte à quel point ça m’avait manqué avant. Et j’ai été étonnée de découvrir, pendant mes vacances, qu’une personne aro dont je suis très proche n’avait pas du tout la même approche : « Pour moi, c’est comme une fenêtre qui apparait vers un magnifique jardin. Sauf qu’avant, je n’avais pas remarqué que j’étais enfermé·e à l’intérieur. »

Peu après, j’ai déménagé pour reprendre mes études, et en apparence, rien n’a changé. Je lisais, seule dans ma chambre, je m’amusais…

J’ai commencé une web-série qui suit un groupe de queer militant·es. Leurs conversations me parlaient tellement ! Je me voyais dans ces personnages, j’avais dit les mêmes choses qu’eux à plusieurs ami·es. Lorsqu’enfin leurs projets sont couronnés de succès et qu’ils rencontrent d’autres personnes qui les soutiennent, j’en ai pleuré d’émotion.

J’ai fini la série. J’ai mangé.

Et j’ai passé ma nuit à pleurer.

J’avais déménagé loin des ami·es queer avec lesquel·les j’avais ces conversations si réconfortantes.

J’avais déménagé loin des ami·es cishétéro auprès desquel·les j’étais out.

Pour reprendre des études qui ne m’intéressaient pas.

Dans une ville où je ne connaissais personne.

Dans une école où les élèves s’énervaient contre ma coloc qui avait l’outrecuidance d’être féministe – et qui avait l’extrême gentillesse de me répéter leurs propos lesbophobes, merci bien.

Des élèves que je n’avais pas l’énergie d’apprendre à connaître, sachant qu’iels repartiraient dans six mois.

J’étais seule.

Et pour la première fois, cette série avait été une fenêtre : avant de la regarder, je n’avais pas compris ma misère. Les seules personnes qui me comprenaient auxquelles j’avais accès étaient fictives.

Et la fiction ne suffit pas.

***

Depuis toujours, je passe mes journées et mes nuits à rêvasser. Le plus souvent, je rêvais des aventures de mes personnages… mais il m’arrivait aussi de m’insérer dans ces aventures. Ou parfois, d’imaginer mon avenir, à court, long, moyen terme.

A court terme, je m’imaginais les prochaines heures de ma journée, dans quel ordre je ferais les choses, de quoi est-ce que je parlerais avec mes ami·es.

A moyen terme, c’était similaire : j’aime anticiper ce qui m’attend, et une tâche est beaucoup plus facile à accomplir lorsque je l’ai imaginée à l’avance.

A long terme, je rêvais de ma carrière d’autrice. Les lecteurices touché·es par mes récits, la possibilité de quitter la branche dans laquelle j’étudie…

Et je rêvais de romance. A court, long, et moyen terme, c’était présent. Au même titre que je m’inventais des conversations avec des ami·es, je m’inventais des amoureuxes. Je projetais les romances que je lisais sur ma propre vie. De manière assez révélatrice peut-être, je n’imaginais rien d’autre que ce que les livres me montraient. La séduction, la mise en couple, et après, plus rien, juste une vague idée de bonheur éternel, de soutien et de câlins constants.

J’ai découvert que j’étais aromantique, et ça a été une libération. Ça fait du bien de se comprendre soi-même, d’avoir des mots pour exprimer ce qu’on est.

Je n’ai pas remarqué que mes rêves d’avenir avaient totalement disparu.

Ce n’est qu’un an plus tard, en discutant avec des ami·es, que j’ai pris conscience que je n’existais plus dans mes rêveries. Je planifiais mes journées, je me projetais dans mes activités. Mais je ne discutais plus avec mes ami·e·s dans ma tête. Je ne m’imaginais plus autrice célèbre. Je ne m’insérais plus dans les romances.

Je n’arrive plus à m’imaginer adulte. Certes, j’ai vingt-trois ans. Mais sur le long terme, un·e adulte est censé·e se construire une vie « stable » : métier, couple, mariage, enfants. Je correspondrai éternellement à un cliché étudiant : en coloc ou seule dans mon logement, à galérer à me cuire des pâtes le soir, à travailler pour payer mes factures sans réussir à me dire que voilà, ça, c’est ma vie stable et établie, c’est bon, je suis installée, je suis adulte.

Je n’arrive pas à m’imaginer célibataire et heureuse. Quand je pense célibataire, je pense aux méchantes Disney. Aux vieilles filles aigries. Aux tantes à l’écart.

Je sais, techniquement, que je peux être heureuse et célibataire. Qu’une romance me rendrait malheureuse. Mais ça parait irréel. Peu concret. C’est une conviction intellectuelle, mais les émotions et l’imaginaire ne suivent pas : je n’ai pas assez de modèles pour inspirer mes rêveries. Tant que je ne l’aurai pas vécu, je ne pourrai pas l’imaginer.

Je ne m’insère plus dans des rêveries romantiques : je comprends mieux leur dissonance et elles me sont artificielles. Mais je n’ai pas non plus d’alternative. Devant moi, il n’y a… rien.

« I’m crawling into tragedy chasing someone else’s dreams1 » sont les bons mots pour ce que je ressens. Je sais que la romance ne m’apportera pas le bonheur. Mais on ne m’a jamais montré qu’on pouvait faire autrement. Je ne sais pas faire autre chose que poursuivre ce rêve illusoire.

Et je lis de plus en plus de livres sans romance, c’est sûr. Chacun d’eux est un baume au cœur. Mais c’est trop peu, trop tard. Je n’ai pas l’impression qu’ils pourront contrer 20 ans à ingérer de la romance comme seule source de bonheur.

Ce qui aide vraiment, c’est de rencontrer des personnes aromantiques ou célibataires accomplies, qui s’épanouissent dans une vie hors des normes. En particulier quand ces personnes sont plus âgées : c’est comme une torche au milieu de la nuit, qui me montre ce que mon avenir pourrait être. Ce sont des exemples concrets, tangibles. Une seule rencontre a nourri mes rêves pour des mois. Et lorsque ces personnes sont mes ami·es, je peux voir leur quotidien, leurs difficultés, leurs joies. J’entends un·e ami·e me parler de son projet de colocation, pour dans quelques années, et je me dis « tiens, ça pourrait être quelque chose pour moi ». Un autre m’explique avoir l’intention de rejoindre une communauté écologique au début de sa retraite, et l’idée me plait.

Peut-être qu’un jour, mon avenir cessera d’être noyé dans la brume.

drapeau aromantique

L’Aromantic Spectrum Fanworks Week, durant la semaine de visibilité du spectre aromantique, célèbre les personnages du spectre aro dans toutes sortes de travaux originaux ou transformatifs. Pour chaque jour, l’AFW propose des thèmes. Les textes que vous pourrez lire au cours de cette semaine sur mon blog sont principalement des fanworks, mais celui-ci est de la non-fiction.

Jour 6 : Meeting other aros

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