Je pense qu’on m’entend souvent râler au sujet des traductions. Parce que ça m’agace que les maisons d’éditions préfèrent traduire des auteurices anglophones plutôt que de publier les livres français avec de la représentation. Parce que, souvent, je suis déçue des traducteurices qui font peu de recherches et gâchent une œuvre anglaise que j’ai adorée. Je pense à Dans un Rayon de Soleil où le pronom iel a été mis entre guillemets – mais je suis déjà contente que le neutre n’ait pas été traduit au masculin comme dans A comme Aujourd’hui – et à Silence Radio où agenre a été traduit par asexué, et bien d’autres encore.
Pourtant, une de mes premières expériences de militantisme par la fiction a été la traduction allemande de Kindred − Liens de Sang d’Octavia Butler.
Je vivais à Berlin avec une coloc freelance qui formait des entreprises et associations à l’inclusivité, et je lui avais dit que j’en avais assez que la représentation soit réduite aux genres réalistes : je voulais de la SF, de la fantasy ! Elle m’a prêté son exemplaire de la toute nouvelle édition allemande de Kindred d’Octavia Butler – écrit en 1979.
J’ai sauté les cinquante pages de présentation car j’avais peur qu’elles me spoilent l’histoire… J’ai commencé à lire en arrivant à Bruxelles après un interminable voyage en train. Avant de devoir aller me coucher, j’ai exactement eu le temps de lire… une page. Et il se passait déjà énormément de choses ! La narratrice, Dana, vient de perdre son bras à cause d’un phénomène surnaturel, et son mari est accusé de l’avoir agressée.
On entre donc très vite dans le roman. Dana fait des bons incontrôlés dans le passé, à l’époque de l’esclavage, et sauve la vie d’un jeune blanc qui s’appelle Rufus. Ses bonds se répètent, Rufus est plus âgé à chaque fois, et le temps que Dana passe pans le passé se rallonge. Elle essaie de comprendre comment fonctionnent ses voyages, mais surtout, de survivre.
L’histoire est très prenante, très tendue. Et, on s’en doute, horrible. Elle est très réaliste – quoiqu’en-dessous de l’horreur historique. Les personnages de Dana, Rufus et Kevin, le mari de Dana, sont très intéressants : ils sont imparfaits, je ne me suis pas attachée à eux, mais j’avais l’impression d’être dans la tête de Dana. En tant que lectrice, je veux que les personnages prennent les bonnes décisions, qu’ils résistent à la torture, qu’ils protestent contre l’oppresseur. Mais Dana est humaine, parfois, elle cède, souvent, elle n’est pas héroïque. Je me sentais d’autant plus proche d’elle !
Rufus est, au début, un jeune garçon blanc à l’esprit ouvert auquel on ne peut que s’attacher. Au fil du récit, on le voit grandir et devenir odieux. L’esclavage n’est pas montré comme le fait d’êtres sadiques, mais de personnes lambda ne se remettant pas en question.
Kevin est intéressant dans le sens où, en tant qu’homme blanc ayant épousé une femme noire, il est « déconstruit ». Mais ça ne signifie pas pour autant que ses biais n’existent plus, ça ne signifie pas qu’il comprend.
Les personnages sont complexes et on a envie de lire la suite, redoutant leurs erreurs, espérant leur évolution. L’intrigue est simple mais elle n’a pas besoin d’être plus complexe : lorsque Dana est dans le passé, on est en tension constante. Et dans le présent, on redoute sans cesse qu’elle soit de nouveau projetée en arrière.
L’épilogue m’a déçue. Il répond au prologue qui m’avait passionnée, mais j’ai trouvé qu’il retombait à plat, qu’il rendait la tension initiale artificielle.
Tout au long de l’histoire, quelques notes de bas de page avaient attiré mon attention : elles expliquaient les choix de traduction des mots « black », « white » et « native american ». Je suis donc allée lire l’introduction que j’avais sautée, rédigée par l’éditrice et la traductrice, expliquant leur démarche.
Je ne vais pas dire que j’aime l’intro plus que le roman, mais en tout cas, je l’ai plus relue, car elle représente tout ce à quoi j’aspire en tant qu’écrivaine. La traductrice et l’éditrice sont racisées, elles ont consulté un groupe de 50 personnes racisées au sujet de la traduction du n-word. Elles ont décidé de ne pas traduire les mots « colored », « negro » et « native american » qui sont des mots choisis par les communautés spécifiques pour se désigner elles-mêmes. Elles ont retiré tout le vocabulaire validiste et psychophobe en expliquant que même si c’étaient les mots de l’autrice, ils ne correspondent pas aux idées qu’elle défendait, qui étaient des idéaux de non-oppression. Elles se sont interrogées au sujet du mot esclave, qui en allemand aussi est épicène, mais ont décidé de le remplacer par le mot inventé « esclavagisé·e ». Certes, il est moins épicène, mais elles disent que de toute façon, ceux qui ont inventé le mot n’étaient certainement pas sensibles aux questions de genre. Elles ont préféré esclavagisé·e qui met en relief le fait que les humains ne sont pas intrinsèquement esclaves, iels ont été mis dans cette situation par d’autres, les esclavagistes.
Je pourrais continuer à paraphraser l’intro de Kindred pendant des heures tellement je l’adore… Elle m’a beaucoup appris sur les réflexions militantes qu’on peut avoir au sujet de la fiction. Et aussi de l’opportunité que représente une traduction : celle d’une mise à jour mieux acceptée. Approuverait-on ainsi la réécriture d’un roman dans sa langue originale ? Je n’en suis pas sûre. En tout cas, ça m’a donné envie de découvrir d’autres œuvres d’Octavia Butler…
Je sais donc qu’une traduction peut être aussi bien, voire mieux que l’original, lorsque les traducteurices se posent les bonnes questions. C’est d’autant plus frustrant de lire des traductions ratées…
Avertissements : Viols, violence graphique, esclavage
Merci pour cet article ! Je ne connaissais pas du tout Kindred et c’est toujours intéressant d’avoir des explications des traducteurices sur leur travail.
Tu me rappelles qu’il faut que je relise en VO A comme aujourd’hui et Silence radio, j’avais lu les deux en VF et me suis rendu compte après coup que ça m’avait fait passer à côté de certains éléments… Grrrr !
Oui, et j’aime aussi beaucoup quand les auteurices décrivent leurs recherches, à la fin des livres !
Silence Radio en particulier m’avait vraiment énervée pour ça, parce qu’Alice Oseman écrit des histoires tellement bien ! Mais comme j’ai consacré ma lecture à passer des mots au blanco pour les réécrire, ça a un peu gâché l’expérience –«