Lorsque j’ai consulté la courte liste de livres avec de la représentation asexuelle proposée par Wikipedia, j’ai découvert Jude l’Obscur de Thomas Hardy, écrit en 1895, qui y était présenté comme la toute première représentation ace en littérature. « Jude l’Obscur scandalisa l’Angleterre victorienne par sa remise en cause de la religion et du mariage à tel point que l’évêque d’Exeter fit publiquement brûler le livre. » Bien sûr, j’étais tout de suite intriguée, même si je me doutais que le livre ne me plairait probablement pas : les classiques, ce n’est pas trop mon truc.
Je l’ai emprunté dans les archives de ma bibliothèque avec l’impression d’être une chercheuse – chercheuse en représentation ace ? – et j’ai lu le premier chapitre… comme je l’avais redouté, c’était dur. Le style d’écriture ne me parlait pas du tout ! Et l’histoire était bien trop quotidienne pour moi : on suit la vie de Jude, qui souhaite faire partie de l’élite intellectuelle alors qu’il vit chez une boulangère à la campagne. Les jours passent…
Un mois plus tard, j’avais toujours à peine avancé mais comme je devais le rendre, j’ai essayé de m’y mettre sérieusement. Jude se marie avec Arabella, qu’il vient de rencontrer, et j’ai pour la première fois découvert une pointe de sarcasme et de critique sociale de la part de l’auteur :
« Debout devant cet officiant, tous deux jurèrent qu’à n’importe quel moment de leur vie, et jusqu’à ce que la mort les sépare, ils croiraient, ressentiraient et désireraient ce qu’ils avaient cru, senti et désiré les quelques semaines précédentes. Ce qui était aussi remarquable que ce serment même, c’est que personne n’en sembla le moins du monde surpris. » 1
D’ailleurs, leur mariage ne dure pas : Arabella part en Australie car iels ne s’entendent plus.
Des ami·es sont venu·es me rendre visite le week-end suivant et j’ai fait une insomnie… comme on dormait dans la même pièce, je n’avais pas beaucoup de choix d’activités et je suis allée lire Jude l’Obscur dans la salle de bains, avançant de 200 pages d’un coup – j’avoue, je lisais un peu en diagonale.
Jude va enfin en ville pour tenter de réaliser son rêve, et comprend vite que les études ne sont possibles que lorsqu’on est riche. Il s’éprend de Sue, une jeune femme qui lui explique qu’elle n’est attirée sexuellement par personne. Jude… n’écoute pas beaucoup ce qu’elle lui dit, et c’est assez pénible de lire les allers-retours de leurs conversations sur le sujet, surtout que Sue se débat avec beaucoup d’acephobie intériorisée. Elle se blâme beaucoup et se décrit comme de « nature mauvaise », mais en même temps, elle critique la société et les normes autour de la romance et du sexe, ce qui était enthousiasmant à lire.
« La façon d’envisager les relations entre homme et femme est très limitée […]. Leur philosophie n’en admet qu’une : celle qui est fondée sur le désir physique. Ils ignorent le vaste domaine des fortes attirances où le désir ne joue, au mieux, qu’un rôle secondaire. »
Ou encore :
« J’ai regardé comment se déroulait le service du mariage, et il me paraît très humiliant de devoir être remise à mon mari par quelqu’un. Selon le texte du cérémonial, le fiancé me choisit de son plein gré, mais moi, je ne le choisis pas ! Quelqu’un me donne à lui, comme une ânesse, une chèvre ou tout autre animal domestique. Bénie soit ton idée élevée de la femme, ô homme d’Église. »
Elle finit par se marier avec un certain Richard, et sans surprise, ça ne se passe pas très bien.
« — Est-il mal, Jude, hasarda-t-elle enfin, d’avouer à un tiers que l’on est malheureux en ménage ? Si la cérémonie du mariage est un sacrement, il est possible que ce soit mal ; mais si ce n’est qu’un sordide contrat, fondé sur des considérations matérielles de tenue de maison, d’état civil, de taxation, de transmission de la terre et de l’argent aux enfants, qui rendent nécessaire la reconnaissance du père – et il semble bien que ce soit le cas –, alors, sûrement, on devrait avoir le droit de dire, et même de crier sur les toits, que cela fait souffrir et rend malheureux l’un ou l’autre des membres du couple.
Elle poursuivit bientôt :
— Crois-tu qu’il existe beaucoup de couples où l’un des membres déplaise à l’autre sans aucun grief défini ?
— Oui, j’imagine. Si l’un d’eux aime quelqu’un d’autre, par exemple.
— Et en dehors de cela ? Est-ce que la femme, par exemple, serait d’une nature très mauvaise si elle n’aimait pas son mari, simplement […] parce qu’elle éprouverait une aversion personnelle – un dégoût physique – en dépit du fait qu’elle le respecte et lui est reconnaissante ? »
J’ai adoré le passage où Sue demande à Richard de la laisser partir et vivre avec Jude car elle ne supporte plus leur mariage, même si elle estime et apprécie encore Richard :
« — Mais pourquoi devrais-je souffrir d’être née ainsi, si je ne fais de mal à personne ?
— Tu me fais du mal à moi ! Et tu as fait le vœu de m’aimer.
— Oui, c’est cela ! J’ai tort. J’ai toujours tort ! Il est aussi coupable de s’engager à aimer toujours que de promettre d’avoir toujours foi en la même croyance, et aussi stupide que de jurer que la même boisson et la même nourriture nous plairont toute notre vie ! »
C’est un passage nuancé car on a à la fois la frustration de Richard mais également son acceptation, car il consent à la laisser partir avec Jude et l’encourage en lui donnant de l’argent. L’ami de Richard, lui, ne comprend pas du tout et son outrage est tout simplement hilarant.
« — Mais si chacun faisait comme toi, on assisterait à une désagrégation générale. La famille ne serait plus l’unité sociale…
— […] Je n’ai jamais été fort en logique, convint Richard, et pourtant, je ne vois pas pourquoi la femme et les enfants ne constitueraient pas cette unité sans l’homme.
— Par le ciel ! Le matriarcat ! »
J’ai déchanté au chapitre suivant car Jude part du principe que puisqu’elle vient vivre avec lui, Sue lui doit une relation sexuelle et il la soumet à beaucoup de pression émotionnelle… C’est assez long, répétitif et frustrant : toujours les mêmes conversations, les mêmes arguments… pour que finalement, le livre nous propose une ellipse « quelques années plus tard », où on retrouve Sue enceinte, sans qu’on découvre jamais ce qui l’a poussée à prendre cette décision. Toute la fin est d’ailleurs très frustrante : des propos sexistes dans la bouche d’une des seules femmes, un ressort scénaristique psychophobe, et une déchéance totale de Sue qui me parait presque vicieuse de la part de l’auteur. J’ai également détesté l’opposition constante entre Arabella et Sue, l’une étant agressivement sexuelle, l’autre asexuelle, et toutes deux se disputant les faveurs de Jude.
Jude l’Obscur est un roman que je n’ai pas aimé lire, mais ça, je le savais d’entrée de jeu. Ce que je voulais, c’était découvrir son traitement de l’asexualité, et de ce côté-là j’ai été agréablement surprise. Sue est un personnage complexe, qui souffre beaucoup de ce qu’elle appelle sa nature mauvaise, et elle s’accable souvent de tous les maux, convaincue que tout malheur est de sa faute. Mais elle prend aussi la société à partie, conteste ses normes, et offre des discours magnifiques. Sa dualité est frustrante, et en même temps, tellement compréhensible… De plus, le livre s’attache à montrer en quoi l’asexualité est subversive, et remets en question l’un des piliers fondamental de la société : le mariage. Et ça, c’est très satisfaisant !
J’aurais préféré que Jude l’Obscur soit moins long et répétitif, et surtout, que le ton ironique soit plus constant : il y a de vraies perles ! Mais le style est malheureusement assez inégal. Et s’il y a d’excellentes réflexions, il y a aussi des passages plus désagréables… une lecture intéressante, mais que j’ai effectuée sans plaisir.
J’étais donc plutôt choquée quand, suite aux commentaires que je faisais au fur et à mesure sur Twitter, plusieurs personnes ont manifesté leur intérêt. Ma démarche, c’était : « je lis pour que vous n’ayez pas à vous infliger ça » ! Et je comprends que les extraits soient tentants, mais la vérité, c’est que c’est un peu comme ces bandes-annonces qui contiennent tous les meilleurs moments du film, et du coup, quand on se rend au cinéma, il est nul, sauf les passages de la bande-annonce ? Voilà le secret de mon article…
Avertissements : sexisme, psychophobie, mort et meurtre d’enfants, suicide
1 J’ai fait un remix entre deux traductions de Jude l’Obscur, selon celle que je trouvais la plus claire.
Dommage que vous n’aimiez pas le texte qui est pourtant, et selon moi, l’un des plus beaux de T. Hardy.
Je ne peux qu’encourager les potentiels lecteurs à lire cette oeuvre majeure du début du XXeme siècle, ainsi que son autre chef d’oeuvre, Tess d’Urberville. J’ai soixante treize ans, et je garde encore le souvenir des larmes que ces deux romans m’ont tirées lorsque je les ai lus, vers 16 -17 ans.
Votre analyse montre bien que votre génération est toujours face aux mêmes préjugés que ceux qui ont fait le malheur des héros de Thomas hardy.